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Remise des insignes de Commandeur dans l’Ordre des Arts et des Lettres à Serge Lutens

Cher Serge Lutens,

Je suis très heureux de vous accueillir aujourd’hui, en voisin attiré et
charmé par les effluves qui émanent de votre Salon, sous les arcades du
Palais Royal, pour honorer en vous un véritable alchimiste, un magicien
des senteurs, un virtuose des essences, qui règne en maître incontesté
dans ce « royaume évanescent des odeurs », ainsi que Patrick Süskind a
nommé le monde de la parfumerie. « Qui maîtrisait les odeurs, maîtrisait le
coeur de l’humanité », a écrit le grand auteur. Vous en êtes une preuve
éclatante.

Visionnaire, rebelle, pour qui la définition de l’art pourrait être, je vous cite,
« tuer et recréer », vous avez provoqué plus d’une révolution dans l’univers
du Beau. La coiffure, les accessoires, le maquillage, la parfumerie, bien
sûr, mais aussi le cinéma et la photographie, ont été les terrains de
prédilection de votre inspiration sans borne, et les creusets de votre style
inimitable.

A tout juste seize ans, dans le salon de coiffure le plus réputé de Lille, vous
bousculez les codes de la beauté, avec vos coupes au carré, vos cheveux
plaqués, vos teints pâles et vos regards charbonneux. Votre premier
parfum est né. C’est celui, délicieux, du scandale. Dans son sillage se
pressent les femmes les plus à la page, avides de ce vent nouveau que
vous faites souffler sur l’élégance française.

Auréolé de ce succès, vos photographies en poche, vous frappez à la porte
du magazine Vogue. Votre collaboration avec cette référence en matière de
chic parisien, pour lequel vous mettez en scène, en autodidacte, de
véritables contes photographiques, provoque une deuxième onde de choc,
qui se répercute dans le monde entier. Harper’s Bazaar, Elle, et les plus
grands magazines de mode s’arrachent votre oeil, et votre griffe, et laissent
carte blanche à votre imagination débridée.

En 1967, c’est le temple de l’élégance française, la maison Christian Dior,
qui fait de vous son « auteur d’images ». Vous osez une gamme de fards
inédits, qui vous vaut un gros titre dans Vogue USA : « Serge Lutens :
Revolution of Make-Up ! ». Pionnier triomphant, vous avez offert ses lettres
de noblesse au maquillage, et les plus grandes maisons de couture offriront
par la suite leur nom à cet artifice que loua Baudelaire, et qui « emprunte à
tous les arts les moyens de s’élever au-dessus de la nature pour mieux
subjuguer les coeurs et frapper les esprits ».

Et les arts, les artistes, n’ont en effet jamais cessé d’influencer votre
travail.

Les grands maîtres de la peinture moderne, tout d’abord, Monet, Seurat,
Modigliani, ou encore Picasso, et les virtuoses de l’expressionnisme
allemand, auxquels vous consacrez une série de photographies, « Make
Up Art », exposée en 1972 au musée Guggenheim de New York, puis
dans le monde entier.

Les actrices mythiques de cinéma, ensuite, auxquelles vous rendez
hommage dans un film flamboyant, Les Stars, présenté en 1974 dans
les plus grands festivals, de Cannes à Berlin.

Les grands photographes, enfin, Richard Avedon, Guy Bourdin, Helmut
Newton, Irving Penn, Bob Richardson, avec lesquels vous avez
collaboré.

De l’alchimiste, vous avez cette soif d’un idéal, celui du Beau le plus pur,
le plus absolu, dont vous guettez, ou provoquez, toutes les
manifestations, toutes les formes, dans la mode, dans la peinture, dans
l’image, et bien sûr, dans les parfums.

Mais de l’alchimiste vous avez également le goût de l’expérimentation,
du mélange, de la rencontre inédite, et d’abord celle des deux pays qui
sont pour vous des sources inépuisables d’inspiration, le Maroc et le
Japon. Du premier vous retenez les couleurs chatoyantes, les senteurs
sucrées, les lumières dorées, l’éblouissement de votre premier voyage
en 1968, qui a marqué le début d’une grande histoire d’amour. Vous y
habitez aujourd’hui pendant une grande partie de l’année, puisant dans
votre jardin, votre officine abritée des regards, véritable hymne à la
beauté, et aux parfums les plus rares, de nouvelles idées enivrantes.

Au Japon, en 1970, vous avez été frappé, fasciné, et ému, par la
subtilité, le raffinement et la sophistication, trois maîtres mots qui
guideront votre travail avec la marque Shiseido, dont vous repensez
l’image dès 1980. Vous lui avez offert un rayonnement extraordinaire,
dans le monde entier, et cela dès 1982, et la naissance de votre
première poésie olfactive, Nombre Noir. Je dis poésie à dessein, car s’il
est un art proche de celui du parfumeur, c’est bien l’écriture. « Un
parfum est composé de molécules vivantes, avez-vous déclaré, dont
l’assemblage échappe à la volonté. Influencées plutôt que placées, les
essences reforment une trame invisible où se déclare le parfum. »

Comme les mots dans un poème. Les vôtres se nomment Féminité du
bois, en 1990, puis Ambre Sultan, Rose de Nuit, Cuir Mauresque,
Tubéreuse criminelle ou encore Santal de Mysore. En 1992, vous
mettez en scène, pour la marque, un écrin d’exception, les salons du
Palais Royal, un boudoir aux décors sublimes, véritable cabinet de
curiosités, à l’image de vos oeuvres hors normes.

Le nouveau millénaire marque le lancement des « Parfums-Beauté
Serge Lutens », avec cinq fragrances au nom, encore une fois,
enchanteur, Ambre Sultan, Arabie, Douce Amère, A la Nuit, Sa Majesté
la Rose.

Vos chefs-d’oeuvre vous valent les plus belles récompenses. Les films
d’illustration que vous réalisez pour la ligne Inouï remportent deux Lions
d’or au Festival du film publicitaire de Venise, et le Grand Prix du
Festival international du Film d’Art, parrainé par l’UNESCO, en 1990.

Vous remportez également notamment, quatre années de suite, de 2001
à 2004, le FIFI Award du meilleur Concept Original, remis par la
prestigieuse Fragrance Foundation, et le Sommet du Luxe vous a
consacré Talent d’Or en 2006. Je tiens également à souligner que cinq
de vos photographies sont exposées en ce moment même, au Musée
de la publicité, pour l’exposition La photographie publicitaire en France,
de Man Ray à Jean-Paul Goude.

A l’heure où sort votre nouvelle composition, Rousse, variation sur le
thème du bâton de cannelle, je suis très heureux de saluer le talent
immense d’un esthète véritable, d’un orfèvre des sens, d’un
extraordinaire « faiseur d’images », qui a fait du Beau la quête d’une vie
entière, et qui ne cesse d’inspirer la nouvelle scène artistique.

Serge Lutens, au nom de la République, nous vous faisons
Commandeur dans l’ordre des Arts et des Lettres.

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