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Remise des insignes de Chevalier dans l’Ordre national de la Légion d’Honneur à Jean-Pierre Jeunet

Cher Jean-Pierre Jeunet,

Je suis heureux de vous recevoir aujourd’hui rue de Valois, pour vous
témoigner non seulement toute mon admiration, mais aussi la
reconnaissance de la République pour la contribution tout à fait
exceptionnelle que votre talent apporte au rayonnement de la culture
française à travers le monde. Vous êtes un réalisateur atypique, hors
normes, qui a fait naître, plus qu’un style, un véritable univers.

Cet univers, vous l’ébauchez dès l’âge de 9 ans, lorsque vous bricolez
des décors et des costumes pour mettre en scène vos marionnettes, et
réinventez les dessins animés Disney, en changeant l’ordre des
vignettes dans votre stéréoscope. Votre destin est scellé : il se passera
derrière une caméra.

La première sera une super-8, que vous vous offrez à 17 ans pour
réaliser des films d’animation, dont vous étudiez les techniques auprès
des studios Cinémation. C’est au Festival d’animation d’Annecy que
vous faites la rencontre de Marc Caro, alors auteur de bandes
dessinées noires dans des revues telles que Métal hurlant, Fluide
glacial, ou encore L’Echo des savanes, dont nous sommes nombreux à
avoir apprécié l’esprit corrosif ! Qui aurait pu imaginer que naissait alors
l’un des duos de réalisateurs les plus inventifs, les plus inspirés, les plus
talentueux de leur génération ?

Du choc fécond de vos deux univers, naissent tout d’abord deux courts
métrages d’animation, L’Evasion, en 1978, et Le Manège, deux ans
plus tard, récompensé, déjà, par le César du meilleur court-métrage.

Dans vos deux films suivants, Le Bunker de la dernière rafale, en 1981,
et Pas de repos pour Billy Brakko, trois ans plus tard, vous quittez
l’univers de l’animation pour faire appel à des comédiens.

En 1991, vous recevez le César du meilleur court métrage de fiction,
parmi une foule d’autres prix, pour Foutaises, une oeuvre
programmatique, puisqu’elle marque votre rencontre avec l’un de vos
acteurs fétiches dont je salue la présence, Dominique Pinon, qui y
dévoile toute l’étendue de son talent et de l’élasticité de son visage en
faisant naître ces grimaces si burlesques devenues cultes aujourd’hui.

En construisant votre narration sur le mode de l’énumération jubilatoire
« j’aime, j’aime pas », vous mettez en scène un Paris empreint d’une
poésie de ces choses que l’on ne dit petites que parce que nous
échappe cette tendresse enfantine du quotidien que vous savez
restituer, et que le public retrouvera avec délectation dans Le fabuleux
destin d’Amélie Poulain. On y trouve surtout ce jeu subtil entre la voix
de la narration, la musique qui l’illustre, et l’image qui la renforce, que
vous faites coïncider avec l’apparente simplicité d’un enfant qui mime
en même temps qu’il raconte, avec l’art du décalage subtil, qui crée
cette distance propice aux situations cocasses.

Vous vous lancez ensuite dans votre premier long métrage avec Marc
Caro, qui marque le début d’une très belle série de succès. Delicatessen
emporte en effet en 1991 l’adhésion du public comme de la critique. Vous
y campez un univers radicalement original, intemporel, à mi-chemin entre
la boucherie de quartier et le chaos post-apocalyptique, un univers peuplé
d’être étranges, aux moeurs inquiétantes, qui vivent aux rythmes des
grincements de sommier du charcutier lubrique, magistralement incarné
par Jean-Claude Dreyfus. Vous retrouvez Dominique Pinon, entouré de la
pulpeuse Karin Viard, qui fait alors ses débuts, aux côtés de la fébrile
Marie-Laure Dougnac et de Rufus, qui restera un acteur fidèle.

Vous faites
preuve d’une virtuosité et d’une maîtrise techniques incomparables, et
faites naître une beauté insoupçonnée de ce conte amoral et noir, qui
vous vaudra une nouvelle pluie de récompenses, aux États-Unis, en
Suède, en Italie, au Portugal, en Espagne, au Japon, et bien sûr en
France, où vous remportez pas moins de quatre César.

En 1995, vous retrouvez Marc Caro pour votre deuxième long-métrage,
La Cité des enfants perdus, chef d’oeuvre d’inventions visuelles et
techniques, fable poétique campée dans un nouvel univers, tout aussi
étrange et onirique, qui mêle conte de fées et science fiction, où gravitent
des personnages insolites, dans ces décors extraordinaires, sombres,
cuivrés, brumeux, humides, et labyrinthiques, qui ont valu un César à
Jean Rabasse. On y retrouve votre humour unique, grinçant, noir et
tendre à la fois.

Votre succès est tel qu’il vous emporte, en solitaire cette fois, jusqu’à
Hollywood, où la Fox vous confie la réalisation du quatrième volet de la
saga Alien : Alien la résurrection. Ron Perlman et Dominique Pinon
viennent rejoindre le casting prestigieux qui réunit également Sigourney
Weaver et Winona Ryder. On y retrouve cette lumière et cette atmosphère
uniques qui ont bercé tous vos films, créées par Darius Khondji, votre
directeur de la photographie, qui par la suite a fait une très belle carrière
aux États-Unis.

Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas, aurait prophétisé mon illustre
prédécesseur André Malraux. Il s’est ouvert en tout cas avec le sourire
mutin d’Amélie, votre héroïne montmartroise, dont le fabuleux destin a
attiré presque 9 millions de Français dans les salles de cinéma, auxquels
il faut ajouter les dizaines de millions de spectateurs du monde entier,
bouleversés par le charme de la fée discrète incarnée par Audrey Tautou.

Que dire de ce conte drôle et poétique, qui révèle une nouvelle fois votre
fantastique maîtrise visuelle, solidement appuyée sur une musique qui a,
elle aussi, fait le tour du monde, et sur des acteurs d’exception, qui
incarnent merveilleusement vos personnages pittoresques, aux répliques
mémorables ? Que dire de ce film espiègle, malicieux, qui déploie des
perles d’inventivité et d’humour ? Que dire enfin de ce superbe tableau de
l’un des quartiers les plus emblématiques de Paris, qui a attiré tant de
visiteurs du monde entier rue Lepic, dans le café des Deux Moulins et
l’épicerie de la rue des Trois-Frères, et a conquis les jurys des prix les
plus prestigieux du septième art, partout dans le monde ?

Que dire, si ce n’est qu’après ce véritable phénomène de société, le public
attendait votre prochain chef d’oeuvre avec une grande impatience, que
vous n’avez pas déçue. Vous retrouvez en 2004 Audrey Tautou, mais aussi, à nouveau, Dominique Pinon, Jean-Claude Dreyfus, Rufus, André
Dussolier, le narrateur du Fabuleux Destin, et, pour la première fois,
Gaspard Ulliel, Clovis Cornillac, Marion Cotillard, Jean-Paul Rouve, Albert
Dupontel, et, parmi ce casting prestigieux, Jodie Foster, pour le tournage
d’Un long dimanche de fiançailles, adapté du roman de Sébastien
Japrisot.

Vous convainquez la Warner de travailler en France, avec nos
artistes, nos techniciens et nos industries, pour nous livrer une histoire
d’amour, de mort et d’espoir, nourrie par une intrigue aux nombreux
ressorts, qui vous permet de brosser une galerie de personnages hauts
en couleurs, de la veuve corse vengeresse au facteur obsédé par ses
dérapages contrôlés sur gravier, de Germain Pire, le limier pas si fin, à
Célestin Poux, la terreur des cantines. La plongée dans les tranchées
meurtrières de la Première guerre mondiale est aussi saisissante que les
images de la gare d’Orsay et des Halles ressuscitées pour l’occasion sont
sublimes. Le film remporte, une nouvelle fois, un succès immense et vous
vaut deux nominations aux Oscars et cinq aux Césars.

Je sais que vous vous êtes attelé, avec votre complice Guillaume Laurant,
qui a co-écrit avec vous le scénario d’Un long dimanche de fiançailles, à
l’adaptation de L’Histoire de Pi, best-seller du Québécois Yann Martel.
Vous le savez, le public du monde entier est, aujourd’hui, à nouveau
suspendu à votre plume, et à votre génie.

Votre exigence, la puissance de votre imagination, votre créativité,
l’univers si particulier dans lequel vous plongez vos spectateurs ont fait de
vous l’un des réalisateurs préférés des Français, l’un de nos réalisateurs
français plébiscités sur tous les continents, et un ambassadeur fabuleux
de l’excellence des artistes, des techniciens et des créateurs français à
travers le monde.

Jean-Pierre Jeunet, au nom du Président de la République et en vertu des
pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons Chevalier dans l’ordre
de la Légion d’honneur.

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