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Remise des insignes d’Officier dans l’Ordre des arts et des lettres à Jean-Pierre Léaud, au Centre Georges Pompidou

Cher Jean-Pierre Léaud,

Je veux d’abord vous remercier d’être venu célébrer avec nous tous,
sans nostalgie, la mémoire vivante de François Truffaut.

Parce que vous incarnez son double intime, parce que vous êtes, selon
l’expression de Serge Toubiana, son alter ego, parce que vous tenez
une place unique, au coeur de cette mémoire, j’ai souhaité vous rendre
un hommage particulier ce soir.

Sans nostalgie, mais non sans une extraordinaire émotion, perceptible
sur chacune des images que nous venons de voir.

Elles montrent à quel point François Truffaut a su saisir votre
spontanéité, votre liberté, votre densité, votre intelligence, votre
sensibilité et votre sincérité.

Aujourd’hui, à la lumière de l’ensemble de vos rôles, qui font de vous
une personnalité unique de notre cinéma, ces traits de votre
personnalité d’acteur éclatent comme une évidence.

Tout comme cette autre évidence : aux yeux de François Truffaut, dès
votre première rencontre, vous êtes Antoine Doinel.

« Je crois qu’au départ, écrit-il, il y avait beaucoup de moi-même dans
le personnage d’Antoine. Mais dès que Jean-Piere Léaud est arrivé, sa
personnalité qui était très forte m’a amené à modifier souvent le
scénario. » Il définit ce personnage imaginaire comme « la synthèse de
deux personnes réelles, Jean-Pierre Léaud et moi » .

Le coup d’essai que nous venons de voir, le premier des Quatre cents
coups, fut, à coup sûr, un coup de maître. Cette scène, est un acte de
naissance : le vôtre en tant qu’acteur, et celui du cinéma de Truffaut.

Elle Illustre ce propos de Jean Renoir, que François Truffaut admirait, et
qui paraît fixer l’étincelle de votre rencontre : « Le metteur en scène
n’est pas un créateur, il est une sage-femme. Son métier est
d’accoucher l’acteur d’un enfant dont celui-ci ne soupçonnait pas la
présence dans son ventre. »

Antoine Doinel est cet enfant. Il a grandi. Ses Aventures ont marqué
vingt ans de votre vie. Elles ont laissé une empreinte profonde dans
l’histoire du cinéma. Elle font partie de notre histoire, de notre culture.

En cet instant, je pense à son monologue, devant le miroir, au début de
Baisers volés, où il répète son nom, de plus en plus fort, comme une
quête d’identité, d’une intensité croissante. Ou à ces parois de verre qui
se multiplient autour de lui dans Domicile conjugal.

L’intensité de ce personnage a révolutionné le cinéma.

Il a fait de vous le symbole de la Nouvelle Vague, puisque vous avez
élargi le chemin ouvert par François Truffaut avec Jean-Luc Godard,
mais aussi Jacques Rivette, et Jean Eustache.

François Truffaut l’a dit mieux que personne, dans cette citation :
« Jean-Pierre Léaud est un acteur anti-documentaire, même quand il dit
bonjour, nous basculons dans la fiction, pour ne pas dire dans la
science-fiction. Avant la guerre, le public, dont l’oreille n’était pas encore
banalisée par la télévision, appréciait les acteurs spéciaux, les dictions
singulières : on aimait l'accent roumain de Popesco, la saccade
asthmatique de Louis Jouvet, la véhémence hallucinée de Robert Le
Vigan. Halluciné, le mot est lâché. Jean-Pierre, fils naturel de Goupi
Tonkin, secrète lui aussi de la plausibilité et de la vraisemblance mais
son réalisme est celui des rêves ».

Vous êtes l’un de ces très rares acteurs dont l’on peut dire qu’ils sont
« mythiques », c’est-à-dire qu’ils repoussent les frontières de
l’imaginaire, pour aller plus loin que les oeuvres qui donnent corps à nos
rêves.

Parce que vous avez joué pour les plus grands, en France et dans le
monde, pour Pasolini, pour Bertolucci, pour Kaurismaki, pour Tsai Ming
Liang.

Votre grande exigence dans le choix de vos rôles, votre immense talent,
votre charisme qui crée autour de vous comme un champ magnétique,
vous les avez mis au service de nombreux premiers films. Je pense par
exemple à ceux de Lucas Belvaux et de Bertrand Bonello.

Cette générosité, cet engagement au service de votre art, cette façon
d’être, constamment habitée par vos rôles, dans leur extraordinaire
diversité , des plus graves aux plus facétieux, forment une grande
continuité tout au long d’une carrière qu’il faut appeler un destin.

Un destin lumineux , qui éclaire les paysages traversés par ces « trains
dans la nuit », selon l’expression de Ferrand, les films que nous aimons.
Cher Jean-Pierre Léaud, au nom de la République, je vous fais officier
dans l’ordre des Arts et des Lettres.

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