Colloque Les éclaircissements de Pierre Bayle à la Fondation Singer – Polignac
8 novembre 2006Monsieur le Ministre d’Etat, Membre du Conseil Constitutionnel, Cher
Pierre Joxe,
Mesdames, Messieurs les Professeurs,
Mesdames, Messieurs,
Chers Amis,
Je suis très heureux d’être présent parmi vous, à l’issue de cette journée
passionnante, pour un moment sans doute trop rare dans l’emploi du
temps d’un ministre, un moment de réflexion, où la science, l’histoire et la
philosophie, rappellent que le ministère de la Culture et de la
Communication, qui soutient ces rencontres, est aussi celui des
commémorations nationales, des archives, de la mémoire, du livre et de la
lecture. C’est à ce titre que je suis fier d’apporter ma pierre personnelle aux
travaux éblouissants que vous consacrez à l’un des plus grands penseurs
de l’aube du siècle des Lumières, à ce philosophe essentiel, à la charnière
entre deux siècles si différents, représentatif et précurseur de tout ce qui
fera le génie d’un XVIIIe siècle rationaliste, universaliste, cosmopolite,
foisonnant, progressiste, discursif, révolté, interrogateur de la tradition, et
résolument critique.
Pierre Bayle a défendu peut-être plus que tout autre, et avant tout autre,
les deux clés de ce mouvement capital qui bouleversa le visage de la
France et de l’Europe.
Tolérance et critique, deux dynamiques essentielles, deux principes
inséparables dans la pensée de Pierre Bayle, qu’il a brandis haut et fort,
renvoyant dos à dos les controversistes, au point que certains ont pu le
qualifier de sceptique, deux principes fondateurs de la pensée, du droit et
de la politique modernes. A l’heure de célébrer le tricentenaire de la
disparition de ce grand philosophe, il me paraît bon de rappeler son
ouverture, son goût de la véritable discussion, qui n’est pas celle de ces
« convertisseurs de France » qu’il fustigeait, ceux qui, « après avoir
répondu deux ou trois fois, ne souffraient plus la contradiction. »
Cet esprit critique, cette quête du savoir et de la vérité, cette curiosité
insatiable s’exercent aujourd’hui, grâce à vous, sur son oeuvre, protéiforme,
immense, parfois déconcertante, une oeuvre que vous nous aidez à relire,
à comprendre, à sonder, et dont vous nous dévoilez les multiples facettes.
« Bayle croyant, esprit positif, philosophe rationaliste, Bayle historien,
Bayle protestant, Bayle anti-protestant, Bayle et le rire » : autant de visages
fascinants, autant de façons d’aborder cette personnalité lumineuse et
mystérieuse, ce grand esprit libre et pionnier.
Comment ne pas être touché par cette figure illustre ? Il est des vies
« admirables », au sens propre, qui ne peuvent que nous éblouir, nous
émerveiller, et la vie de Pierre Bayle en fait assurément partie.
Il naît en 1647, trois ans avant la mort de Descartes, en Ariège, au Carla.
Imaginons-nous l’Ariège, dans les débuts du règne de celui qui deviendra
Louis le Grand ? C’est toujours une terre d’hérésie, 400 ans après le
bûcher de Montségur. Les clochers de l’église catholique et romaine
peuvent se dresser fièrement dans la ville proche de Pamiers – il n’y en
aura pas moins de trois, dont celui de Notre-Dame du Camp, celui de
l’inquisiteur Jacques Fournié. La terre est rude, sauvage. Ce n’est pas
pour rien que le département a choisi au XXe siècle la devise de « Ariège,
terre courage ». Il y aura en Ariège des compagnies de louvetiers – et
donc des loups aux abords des agglomérations – jusqu’en 1914 et des
ours, sur les sommets pyrénéens, jusque dans les années cinquante.
Mais l’Ariège, c’est d’abord et avant tout – comme presque tous les pays
montagneux de la « lingua occitania » – une région protestante dans ce
milieu du XVIIe siècle. Dans cette région de vieille culture romaine, de droit
écrit, cela fait un siècle déjà que garçons et filles savent majoritairement
lire, écrire, compter : les monts d’Ardèche, la montagne Noire, l’Aigoual et
les Cévennes, les Pyrénées (et le Mas-d’Azil, le bien nommé !) sont les
refuges des protestants.
Le fils du pasteur du Carla apprend le latin et le grec avec son père.
Certes les loups sont proches et la vie est rude, mais ces montagnes sont
alors, étrangement, des creusets intellectuels. Comme nombre de ses
contemporains, Pierre Bayle mourra probablement de la tuberculose et
d’avoir vécu chichement. On mange mal, peu, on vit dans des conditions
d’hygiène et de confort qui font frémir aujourd’hui, au Carla, en 1650, mais
on pense.
L’enfant chétif est envoyé à l’adolescence par son père à Puylaurens, à
l’Académie protestante qui y a été ouverte pour y transmettre la flamme
de la connaissance. Est-ce à Puylaurens, chez son père ou chez des amis
de ce dernier, que Pierre Bayle fait la connaissance de Montaigne ? Les
Essais l’accompagneront toute sa vie.
Bayle est envoyé à l’Université de Toulouse et il est séduit par la
dialectique des Jésuites, qui sont des hommes habiles. Lui, le fils de
pasteur, abjure en 1669 et se convertit au catholicisme. Quelle épreuve
pour la famille, que ressent-on alors au Carla ? Mais, après dix-sept mois,
il revient au protestantisme !
Dans la France des années 1670, cela veut dire qu’il est « relaps »,
passible, sinon du bûcher, du moins de peines très sévères. Sa famille,
heureuse d’avoir retrouvé le fils prodigue, l’envoie à Genève. Il y vit de
petits métiers – nous dirions aujourd’hui de « petits boulots » – tout en
découvrant Descartes.
En 1675, il décroche la chaire de philosophie à l’Académie protestante de
Sedan. Hélas, cette dernière est supprimée en 1681 ! Comme des milliers
de ses coreligionnaires, quelques années plus tard, il part vers le nord. Il
s’exile à Rotterdam. Ne nous y trompons pas : il a choisi, lui, la patrie
d’Érasme et non les plaines de la Prusse. Il y demeurera jusqu’à sa mort,
vivant d’abord des émoluments – modestes – de la chaire de philosophie
et d’histoire, puis, lorsqu’il en sera chassé en 1693 par les manoeuvres de
son ancien ami protestant, Pierre Jurieu, de sa plume. Il n’a presque pas
de besoins et il meurt pauvre.
Ses écrits, qui le font vivre, soumettent sa famille à de terribles
représailles. Son frère, qui est devenu à son tour le pasteur du village, est
arrêté, emprisonné à Pamiers, puis dans le sinistre Château-Trompette de
Bordeaux, où il meurt peu après. C’est alors que Bayle écrit La France
toute catholique sous le règne de Louis le Grand. Trois ans à peine après
la révocation de l’Édit de Nantes, il écrit ce Commentaire philosophique
sur ces paroles de Jésus-Christ : « Contrains-les d’entrer ».
Contrains-toi de penser, de douter, d’exercer ta raison, est la maxime que
défendra Pierre Bayle, contre la tradition, contre les sectaires : « Ce qui
est propre à l’un ne l’est pas à l’autre ; il faut donc faire la guerre à l’oeil et
se gouverner selon la portée de chaque génie … il faut exercer contre son
esprit le personnage d’un questionnaire fâcheux, se faire expliquer sans
rémission tout ce qu’il plaît de demander ». Si Pierre Bayle affirmait
accomplir un véritable nettoyage des écuries d’Augias en écrivant son
Dictionnaire historique et critique, c’est un travail similaire qu’il souhaitait
accomplir dans les consciences, en balayant les préjugés, la tradition et
les pensées admises sans examen. Devant les savants, les érudits que
vous êtes, c’est l’enseignement principal que je retiens personnellement
de son oeuvre, parce que je pense qu’il est la clé de voûte des autres
principes qu’il a mis en avant, parmi lesquels, en tout premier lieu, la
tolérance et le dialogue. Kant fera quelques temps plus tard de cette
autonomie revendiquée, de ce travail de l’esprit sur soi-même la devise
même des Lumières : « Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton
propre entendement ».
Oui, l’athée peut être vertueux, au même titre que le chrétien. Non, les
dogmes de la religion ne sont pas indispensables à la moralité publique,
comme veulent le faire croire les théologiens, et la religion n’est pas la
cause ou le motif premier et nécessaire des actions humaines. Oui, le
manichéisme part d’une hypothèse absurde et contradictoire, mais il
l’explique : « les expériences cent fois mieux que ne font les orthodoxes
avec la supposition si juste, si nécessaire, si unanimement véritable d’un
premier principe infiniment bon et tout-puissant ». Tels sont aussi, les
« Eclaircissements » que vous mettez en lumière tout au long de ces trois
jours et particulièrement lors de vos lectures croisées de demain.
Aristote, Epicure, Descartes ? « Des inventeurs de conjectures que l’on
suit ou que l’on quitte, selon que l’on veut chercher plutôt un tel qu’un tel
amusement d’esprit. » Le cartésianisme ? « une hypothèse ingénieuse qui
peut servir à expliquer certains effets naturels. » Bayle démonte un à un
les systèmes métaphysiques et religieux, et libère la pensée de tous les
dogmes, par un travail de fourmi, un travail de longue haleine, fruit d’une
vie vouée entièrement à l’étude, et à la critique. « Divertissements, parties
de plaisir, jeux, collations, voyages à la campagne, visites, et telles autres
récréations nécessaires à quantité de gens d’études, à ce qu’ils disent, ne
sont pas mon fait : je n’y perds point de temps. Je n’en perds point aux
soins domestiques, ni à briguer quoi que ce soit, ni à des sollicitations, ni
à telles autres affaires. J’ai été heureusement délivré de plusieurs
occupations qui ne m’étaient guère agréables ; et j’ai eu le plus grand et le
plus charmant loisir qu’un homme de lettres puisse avoir. »
Autoportrait d’un esprit concentré mais curieux, indépendant mais toucheà-
tout, aiguisé mais gourmand, avide de découvrir de nouvelles pensées,
de nouveaux « amusements de l’esprit », à l’image de son oeuvre foisonnante, de son Dictionnaire dont nous n’avons pas fini, comme le
montrent vos travaux, de saisir tout le sens, toutes les facettes. Cette
oeuvre monumentale, depuis ses préfaces successives jusqu’aux
Eclaircissements que vous examinez aujourd’hui, depuis Aaron jusqu’à
Constantin Huygens, Seigneur de Zuylichem, permet en effet des
cheminements infinis, à travers ses digressions, ses notes, ses renvois
innombrables, précurseurs de notre hypertexte moderne et symbole de
l’appétit sans fin de connaissance de son auteur. Sainte-Beuve, dont nous
avons célébré, il y a deux ans, le bicentenaire, autre commémoration
nationale soutenue par le ministère de la Culture et de la Communication,
a fait de Pierre Bayle le représentant au plus haut point du « génie
critique ». Il ne le décrivait pas autrement : « le génie critique n’a rien de
trop digne, ni de prude, ni de préoccupé, aucun Quant à soi. Il ne reste
pas dans son centre ou à peu de distance ; il ne se retranche pas dans sa
cour, ni dans sa citadelle, ni dans son académie ; il ne craint pas de se
mésallier ; il va partout, le long des rues, s’informant, accostant, la
curiosité l’allèche, et il ne s’épargne pas les régals qui se présentent. »
Oui, ce « génie critique » est, pour moi, la pierre angulaire de tous les
principes novateurs qu’il a courageusement défendus, ce génie, comme
l’écrivait également Sainte-Beuve, « dans sa pureté et son plein, dans son
empressement discursif, dans sa curiosité affamée, dans sa sagacité
pénétrante, dans sa versatilité perpétuelle et son appropriation à chaque
chose : ce génie, selon nous, domine même son rôle philosophique et
cette mission morale qu’il a remplie ; il peut servir du moins à en expliquer
le plus naturellement les phases et les incertitudes. »
De ce génie découle son combat pour la tolérance, contre les crimes et
les barbaries infligées au nom de Dieu, dont son Dictionnaire est rempli.
De lui encore découle la vision d’une société vertueuse, gouvernée par la
raison et non plus par les dogmes, premiers jalons, signes avantcoureurs,
éclaireurs de la laïcité, devenue l’un des piliers les plus
essentiels et les plus actuels de notre édifice républicain. De cette rigueur
de l’exercice critique, et de l’idéal de discussion que Bayle défendit, et qui
anima pendant trois ans le journal Nouvelles de la République des Lettres,
nous devons une conception pionnière de la liberté d’expression, de
l’impossibilité morale de justifier la persécution et de la circulation des
idées, et une certaine idée de l’Europe des esprits et de la culture, que
nous appelons tous de nos voeux aujourd’hui.
Critique, liberté, autonomie, tolérance, dialogue et ouverture à l’autre et au
monde, tels sont donc les enseignements, très actuels, que je retiens de
l’oeuvre de Pierre Bayle. Tels sont également les principes que vous
perpétuez dans votre illustre et savante assemblée, et je tiens à féliciter la
Fondation Singer-Polignac d’accueillir ce séminaire européen et
international, dans ce magnifique établissement, qui est l’un des foyers
vivants de l’intelligence et de la création.
Enfin, je ne puis conclure cette intervention sans adresser, en mon nom
personnel et en notre nom à tous, un message très chaleureux de
respect, d’admiration et d’amitié à Edouard Bonnefous, qui est à la fois le
Président de la Fondation et l’âme de ce lieu où souffle l’esprit.
Je vous remercie.