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Remise des insignes d’Officier dans l’Ordre National de la Légion d’Honneur à Suzy Delair

Chère Suzy Delair,

Je suis particulièrement heureux et fier de vous rendre hommage
aujourd'hui rue de Valois. Vous êtes une interprète de chansons
populaires, mais aussi d’opérettes et d’opéras comiques. Vous êtes aussi,
bien sûr, une grande actrice de théâtre et de cinéma. Vous êtes encore
bien plus que cela, l’une des grandes figures reconnues en France et dans
le monde entier, de la vitalité et du rayonnement de la culture française,
sous toutes ses facettes et dans tous les domaines, dans le monde entier.

Si vous êtes inclassable, c'est avant tout parce que votre énergie, votre
dynamisme, votre passion, vous ont continuellement poussé, pour le plus
grand bonheur du public, à aller de la chanson au théâtre, du cabaret au
grand écran, de l'opérette aux refrains populaires. Ce va-et-vient
commence avec votre carrière : à seulement quatorze ans, alors que vos
parents vous destinent à bien d'autres desseins, vous décrochez vos
premières figurations sur des plateaux de cinémas et dans des pièces de
théâtre, pour pouvoir satisfaire votre passion pour les arts du spectacle.

Mais c'est d’abord comme chanteuse que vous rêvez alors de faire
carrière, dans le sillage de Mistinguett, avec qui vous avez travaillé, ou
d'Yvonne Printemps, à qui vous serez rapidement comparée. Votre talent
n'était pas contestable, vous aviez su apprendre, en bien peu de temps,
tous les métiers du spectacle ; votre destin aurait donc pu sembler bien
fixé. Mais c'eût été sans compter avec la richesse de vos talents et de vos
rencontres. Après une revue à l'A.B.C., vous rencontrez Georges-Henri
Clouzot, avec lequel une relation exceptionnelle va se nouer : ce cinéaste
extraordinaire était, comme vous, un passionné de musique, auteur
d'opérettes lui-même et ami de nombreux chanteurs. S'il vous a poussé
vers le cinéma, il a tout fait en même temps pour vous permettre de
développer vos talents de chanteuse, pour que vous puissiez vous révéler
comme cette artiste si complète, si diverse, si inattendue, qui séduira le
public français et étranger pendant plus de trois décennies.

Vos premiers grands rôles vous valent en effet un succès qui ne se
démentira jamais : en 1941, dans Le dernier des Six, de Georges
Lacombe, Clouzot crée pour vous le personnage de Mila Malou, jeune
femme délurée, énergique et pleine de verve, un rôle dans lequel vous
excellez. Dans presque tous vos films, vous mêlez le jeu et la chanson ;
compositeurs et paroliers créent pour vous un répertoire sur mesure, entre
chansons populaires qui trottent dans les têtes et inoubliables chansons
d'amour. Vous constituez ainsi peu à peu ce personnage d'artiste, de
comédienne, chanteuse et danseuse si spirituelle, si parisienne, auquel
votre nom reste attaché ; les succès s'enchaînent, de L'assassin habite au
21 à La vie de Bohème.

Mais c'est pour Quai des Orfèvres, le chef-d'oeuvre de Clouzot, dans
lequel vous interprétez le rôle de Jenny l'Amour aux côtés de Louis Jouvet
et de Bernard Blier, que vous allez véritablement devenir cette "chanteuse
de cinéma", cette artiste si singulière, au talent si complet, que vous
resterez tout au long de votre carrière.

Pendant des années, vous enchaînez tournages et tournées, films et
disques. Votre talent de comédienne vous pousse sur scène, au théâtre,
pour jouer dans des registres aussi variés que Feydeau ou Tchekhov, ou
pour des comédies musicales, comme la fameuse Vie Parisienne, de
Jean-Louis Barrault. Le public qui vous acclame dans ces nombreux
spectacles vous retrouve au cinéma : votre filmographie très dense porte
les plus grands noms du cinéma du vingtième siècle. Outre Clouzot, vous
avez été sollicitée par des réalisateurs exceptionnels et très divers : vous
avez ainsi joué dans l'unique film de Henri Jeanson, Lady Paname, dans
Souvenirs Perdus, de Christian-Jaque, ou dans le dernier film de Laurel et
Hardy, Atoll K. Vous avez travaillé avec Guy Lefranc, Jean Boyer, René
Clément, Jean Dréville, Jean Grémillon, Marcel L’Herbier, Claude Autant-
Lara, Marcel Carné, Luchino Visconti ou encore Gérard Oury ;
impressionnante liste de très grands réalisateurs, qui témoignerait à elle
seule, s'il en était besoin, de la valeur exceptionnelle de l'artiste que vous
êtes.

En un peu plus de trente ans de cinéma, vous aurez d'ailleurs été,
sur les écrans, l'épouse de Louis Jouvet, de Fernandel, de Pierre Fresnay,
de Bourvil, de Louis de Funès… et la grande passion de bien des
Français ! Votre talent, votre charme et votre charisme ont d'ailleurs très
vite dépassé les frontières, puisqu'on a pu lire dans le New York Post ce
très bel éloge : "Passionnée, spirituelle, truculente, Suzy Delair est la plus
jolie chose qui nous soit venue de France depuis la statue de la Liberté " !

Même à travers la suite ininterrompue de vos succès cinématographiques,
vous n'avez jamais cessé de chanter : vos disques seront d'ailleurs
plusieurs fois primés et vos chansons régulièrement plébiscitées par le
public, qu'il s'agisse de chansons populaires, comme Avec son tralala, Tu
ne peux pas te figurer et Oh, mon papa, ou bien d'opérettes : vous vous
êtes d'ailleurs tellement illustrée dans ce genre si particulier, que l'un de
vos meilleurs connaisseurs, et plus fidèles amis, Benoît Duteurtre, que je
veux remercier de nous faire si bien profiter de son érudition, est allé
jusqu'à parler de "la vocation Offenbachienne de Suzy Delair"! Quant au
compositeur Georges Van Parys, il déclarait : "Personne n'a chanté, ne
chante ni ne chantera jamais mieux Offenbach que Suzy Delair."

Il faut
dire que dans tous les genres et dans tous les registres, votre voix, "qui
coule de source parce qu'elle vient du coeur" – pour reprendre les mots
d'Henri Jeanson, votre voix "fraîche, cascadeuse et limpide", fait toujours
merveille. Vous savez mieux que personne interpréter, faire vivre, faire
vibrer les chansons d'amour, qui sont votre prédilection : "Tout ce que je
chante parle d'amour, avez-vous dit un jour ; l'amour tendresse, l'amour
passion, l'amour violent, l'amour fou, l'amour volupté…" Vous chantez
l'amour avec une telle finesse de sentiment, avec une telle passion, avec
une telle douceur et une telle tendresse, que vous avez arraché des
larmes aux techniciens en enregistrant, avec l'orchestre dirigé par Wal
Berg, le fameux Tu ne peux pas te figurer !

Cette capacité de toucher au coeur votre auditoire ne s'est jamais
démentie : ainsi, il aura suffi que Louis Armstrong vous entende une seule
fois chanter C'est si beau, lors d'un récital à Nice, pour qu'il adopte
immédiatement la chanson et en fasse l'un de ses thèmes favoris !

Cette capacité d'interprétation, vous avez su la mettre au service
d'auteurs très divers, reprenant aussi bien des chansons de Léo Ferré, de
Boris Vian ou de Guy Béart.

Aucune artiste avant vous n'aura su pousser aussi loin ses talents dans
toutes les directions, dans tous les domaines, et surtout n'aura su les vivre
avec une égale passion. C'est elle encore qui vous insuffle un dynamisme
hors pair, une énergie propre à essouffler la jeunesse ! Peut-être d'ailleurs
est-ce finalement cette passion, jamais amoindrie, jamais affaiblie, qui fait
votre singularité, et qui vous confère cette place toute particulière que
vous avez dans la culture de notre pays et dans le coeur de nos
concitoyens. Vous avez eu un jour ce mot magnifique : "Je ne peux rien
faire sans amour." Cette passion qui vous habite, il est impossible de ne
pas la ressentir, dans votre voix, dans votre jeu, dans votre joie et votre
énergie, il est impossible de ne pas la recevoir et la partager. C'est avant
tout pour cette passion, que vous avez su si bien communiquer, que je
veux aujourd'hui, chère Suzy Delair, vous remercier, en mon nom, au nom
de tous les Français et de tous ceux qui, dans le monde, vous ont admirée
et aimée.

Suzy Delair, au nom du Président de la République, et en vertu des
pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons Officier de la Légion
d’Honneur.

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