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Remise des insignes de Commandeur dans l’Ordre des Arts et des Lettres à Emir Kusturica

Cher Emir Kusturica,

C’est un très grand plaisir, et un honneur, pour moi, de vous accueillir
aujourd’hui. Vous êtes un artiste résolument hors norme, un véritable
visionnaire, qui a su créer un univers absolument unique, propre à épuiser
tous les substantifs. Etrange, loufoque, truculent, magique, baroque,
enchanteur, saisissant, les mots manquent ou se bousculent pour décrire
votre oeuvre, tant cinématographique que musicale, qui emporte, dans sa
frénésie communicative, un public galvanisé, aussi fidèle que divers.

Le creuset de ce style inimitable, c’est le Sarajevo des années cinquante,
et la Yougoslavie communiste-titiste, multiethnique, où vous avez grandi,
dévoré par une passion précoce pour le cinéma. Aux images et aux sons
de votre pays natal, faits de contrastes et de métissages, se superposent
celles des plus grands réalisateurs, Jean Vigo, Jean Renoir, Tarkovski,
Sergio Leone, ou encore Fellini, qui ont bercé votre jeunesse.

Vous intégrez, à dix-huit ans, la prestigieuse Académie du cinéma, la
FAMU, de Prague, et vous vous lancez dans la réalisation de premiers
courts métrages, dont Guernica, qui vous vaut le Premier Prix étudiant du
Festival international du film de Karlovy-Vary.

C’est la première d’une longue liste de récompenses qui couronneront
votre oeuvre, récompenses aussi prestigieuses que précoces, puisque
votre premier long métrage, Te souviens-tu de Doly Bell ?, en 1981,
remporte le Lion d’or du premier film à Venise. Dans cette tragi-comédie,
sur fond de libéralisation des moeurs, dans la Yougoslavie de Tito, pointent
déjà votre ton libre et atypique, votre goût de la magie et du surréalisme, et
votre croyance sincère dans un pluralisme culturel possible dans votre
pays. La diversité culturelle pour laquelle nous nous sommes tant battus
ces dernières années avec la réussite que nous savons, est pour vous,
depuis votre plus tendre enfance, une réalité quotidienne, une expérience
vécue mais aussi un idéal que vous avez vu parfois vaciller.

En 1985, votre deuxième film, Papa est en voyage d’affaires, à la fois
sombre et enlevé, réaliste et poétique, croise les regards des adultes sur la
période des épurations titistes, et ceux, naïfs et innocents, des enfants sur
les formidables victoires remportées dans le même temps par l’équipe
yougoslave de football. Cette oeuvre magistrale, qui approfondit cette veine
tragi-comique, ce clair-obscur qui domineront tous vos films, augure de
votre longue histoire avec le Festival de Cannes, puisque vous remportez
la Palme d’or en 1985. « Je suis né plusieurs fois, et il est certain qu’une de
mes naissances a eu lieu à Cannes », avez-vous déclaré.

Et cette longue histoire est d’une étonnante ponctualité, puisque vos
grandes retrouvailles avec le Festival se font tous les dix ans. En 1995 en
effet, six ans après avoir obtenu le Prix de la mise en scène pour votre
poème à la fois lyrique et cruel, Le Temps des gitans, et deux ans après
avoir emporté Johnny Depp, Faye Dunaway, et le public du monde entier
dans votre fable onirique, Arizona Dream, vous remportez une nouvelle fois
la Palme d’or avec Underground.

Satire acide de toutes les formes de manipulations qui maintiennent les
peuples dans l’ignorance, allégorie géniale, caustique et tendre à la fois, du
destin de votre pays, votre chef-d’oeuvre campe cinquante années d'une
aventure sociale, politique et humaine, en racontant les joies, les peines, les
espoirs et les désillusions du peuple yougoslave.

On retrouve, quelques années plus tard, sur un mode plus léger, dans le
film Chat noir chat blanc, votre univers au charme irrésistible, votre humour
ravageur, ce délicieux mélange de réalisme cru, de magie, de chaos,
d’inventions burlesques, qui mêle les larmes, les rires, les cris, le deuil, les
noces, les fanfares, et une ronde d’animaux, témoins muets de la folie des
hommes.

Sous la satire, sous la dérision, sous vos sagas frénétiques, irriguées
d’alcool, de violons et d’accordéons, perce une grande exigence humaniste,
et c’est selon moi le secret de l’amour inconditionnel que vous porte le
public, toujours plus nombreux à applaudir vos chefs-d’oeuvre. Cette
exigence, vous l’avez criée dans La Vie est un miracle, « drame
shakespearien dans un contexte balkanique » – pour vous citer – sorti en
2004. Convaincu que « les images de cinéma sont plus proches des notes
de musique que des mots », vous en composez vous-même la bande
originale, avec votre groupe, le No Smoking Orchestra.

Avec lui, vous partez pour des tournées aux quatre coins du monde, pour
une communion directe, le temps de concerts cathartiques, explosifs et
survoltés, avec le public de vos films. Stetson vissé sur la tête, cigare à la
bouche, vous avez ainsi notamment enflammé, en 2005, la scène du
Printemps de Bourges, et du Zénith de Paris, avec votre punk balkanique
endiablé, aux folles envolées tsiganes.

Mais vous êtes avant tout cinéaste, et je le disais tout à l’heure, si vous
célébrez vos grandes retrouvailles avec Cannes tous les dix ans, en 2005
c’est en tant que Président du jury que vous faites votre retour sur la
croisette, où vous couronnez Jean-Pierre et Luc Dardenne pour le film
L’Enfant.

Réalisateur, musicien, acteur, également, que l’on a pu voir dans La Veuve
de Saint Pierre, de Patrice Leconte, et L’Homme de la Riviera, de Neil
Jordan, vous avez tous les talents, mais surtout toutes les libertés.

Celle de
décrire le monde comme vous l’entendez, de le bousculer, de le colorer, de
le réinventer, même, dans ce village utopique, Mecavnikgrad, « le village de
la tempête de neige », véritable morceau de paradis que vous avez planté
dans la région même où vous avez tourné La vie est un miracle, près de la
petite ville de Mokra Gora, à la frontière de la République de Serbie. Et
dans ce village, vous avez construit un cinéma, bien entendu, où vous
proposez des cours, des stages, et des débats.

Mais je ne veux pas oublier une facette, et non des moindres, de votre
lumineuse personnalité : vous êtes aussi un grand passionné de football,
joueur redoutable, et redouté, dans votre jeunesse, à qui l’on prédisait une
grande carrière internationale ! Le destin et votre amour du cinéma en ont
décidé autrement, mais le football ne vous a jamais quitté. Vous avez créé,
lors de votre séjour aux Etats-Unis, l’équipe des « gypsies », sur le campus
de l’Université Columbia, et vos films font souvent des clins d’oeil à votre
passion.

A l’heure où vous apportez la dernière touche à votre documentaire sur l’un
des plus grands footballeurs au monde, Diego Maradona, et à votre
prochain long métrage, Promets-le moi, je suis très heureux de vous
témoigner la reconnaissance du public français pour votre oeuvre unique,
pour votre imagination débridée, pour cette folie extraordinaire et cet
humour ravageur que vous avez versés dans le septième art européen et
mondial, pour les liens profonds qui vous unissent à notre pays, et pour
l'Europe de la culture que nous bâtissons ensemble et que vous incarnez
avec passion et fougue.

Emir Kusturica, au nom de la République, nous vous remettons les insignes
de Commandeur dans l’ordre des Arts et des Lettres.

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