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Hommage à André Malraux – 30e anniversaire de sa disparition – Ouverture de la Journée d’Etude

Entendre sa voix, sa voix grave et ample, son souffle profond, son timbre si particulier, sa
parole forte et libre vibrer, encore aujourd’hui, et défier le temps :

« En face de l’inconnu certains de nos rêves n’ont pas moins de signification que nos
souvenirs… »

« Les grands rêves poussent les hommes aux grandes actions ».

« L’importance que j’ai donné au caractère métaphysique de la mort, m’a fait croire obsédé
par le trépas. Autant croire que les biologistes voués à l’étude de la naissance cherchent des
places de nourrices. La mort ne se confond pas avec mon trépas. »

« Peu importe que l’on n’approuve pas mes réponses, du moment que l’on ne peut ignorer
mes questions… »

« Il faut réveiller les gens…bouleverser leur façon d’identifier les choses. Il faudrait créer des
images inacceptables que les gens écument. Les forcer à comprendre qu’ils vivent dans un
drôle de monde. Un monde pas rassurant. Un monde pas comme ils croient… »

Trente ans après, la voix porte, le mythe est vivant, dans l’unité de la pensée et de l’action
d’un homme, qui apparaît devant nous, avec la mobilité de son visage, la vivacité de son oeil
qui cligne, la profondeur de son regard, dardé vers le ciel, une cigarette qui ne s’éteint
jamais, tombe en cendres sur son stylo, avant de s’élever à nouveau en volutes, en spirales
successives, au rythmes des gestes incessants de ses grandes mains fines, d’où émerge un
doigt pointé vers son interlocuteur, qui revient vers son visage, la pensée effervescente, les
citations qui fusent, le verbe éblouissant, le sourire énigmatique et complice, l’attention
constamment en éveil …

Rendre aujourd’hui un hommage particulier à André Malraux, prend un sens tout à fait
spécial pour moi. Parce qu’il était de ces hommes qui nous marquent à jamais comme ils
marquent les siècles, par leur esprit, par leur oeuvre, par leur courage, par leur audace, par
leur génie. Par la trace de son écriture, la profondeur de son oeuvre littéraire, par
l’engagement et le courage qui furent le sien tout au long de sa vie, contre le colonialisme, le
fascisme, le nazisme, et toutes les formes d’injustice, de torture des corps et des
consciences, mais aussi, bien sûr, par son action, auprès du général de Gaulle, à la tête du
ministère des Affaires culturelles, dont nous lui devons la création. Une action qui continue à
nous inspirer aujourd’hui, parce qu’elle fut l’expression d’un amour réel pour le patrimoine et
pour les créateurs, d’une passion sans borne pour les arts, d’une quête permanente de
l’esprit, de visions fulgurantes des actions à mener pour encourager et célébrer, partout où
elles se trouvent, les manifestations du beau, du talent et du génie.

Mais aussi pour stimuler
les rencontres, provoquer les chocs, prolonger les ouvertures, fussent-elles insolites,
inédites, ou dérangeantes.

En ce sens, nous savons aujourd’hui qu’André Malraux fut un précurseur. Il montra la voie, il
ouvrit le chemin de tous ceux qui lui succédèrent au ministère, devenu celui de la Culture et
de la Communication. Et pas seulement parce que son ambition visionnaire, conjuguée aux
fondations qu’il a posées, et à l’édifice qu’il a construit, auguraient du développement des
politiques culturelles à venir, sur l’ensemble de notre territoire. Son engagement constant et
quotidien en faveur de la connaissance, de la préservation et de la restauration des
monuments historiques ; l’invention de l’Inventaire, mais aussi son attention à la création
contemporaine.

Son combat pour les « secteurs sauvegardés », qui permit de sauver, parmi
tant d’autres coeurs historiques de nos villes, le quartier du Marais, à Paris ; mais aussi la
création des « maisons de la culture », qui sont, au fond, la préfiguration de nos grands
musées d’art contemporain, de nos scènes nationales, et surtout de ces lieux
pluridisciplinaires et transdisciplinaires, qui diffusent, partout, les arts et la création ; enfin, ce
qui est moins connu, son enthousiasme pour le mécénat ; bref, sa conviction que « l’Etat
n’est pas fait pour diriger l’art mais pour le servir », et les grands chantiers qu’il a ouverts,
continuent, en revêtant des formes nouvelles, à éclairer ce que nous faisons aujourd’hui.

Oui, André Malraux a posé des jalons essentiels, mais, au-delà, si j’ai tenu à marquer cette
commémoration, c’est parce qu’à mes yeux son oeuvre, sa pensée, son action, sont à
l’origine d’un tournant fondamental, fondateur même : à la source de sa politique culturelle,
qu’il a imaginée, qu’il a inventée, et qu’il a nourrie bien longtemps avant de devenir ministre,
réside une idée, une intuition, je dirais même une foi profonde, lumineuse, une conviction
intime : c’est que l’art est une dimension fondamentale de l’homme, de l’humain, une
manifestation même de son essence, par définition universelle. Comme le souligne
magistralement Henri Godard dans son introduction à la très belle édition récente des Ecrits
sur l’art dans la Pléiade : « Au terme de son parcours, Malraux a dégagé les raisons les plus
profondes du privilège que nous accordons tous, plus ou moins consciemment, à l’art dans
notre civilisation. Nous reconnaissons en lui, non moins que dans le rire, dans le langage, ou
dans le soin que nous prenons de nos morts, une part essentielle de l’humanité qui nous lie
à l’espèce, depuis son origine et sur toute l’étendue de la terre. »

Cette croyance profonde dans le caractère humain, universel, des arts et de la culture, n’a
rien d’anodin. Elle irradiera véritablement l’action et l’oeuvre d’André Malraux, et elle aura
des conséquences majeures, au premier rang desquels l’entrée de la culture dans la sphère
politique, dans l’intérêt général, dans la Cité. « La politique et la culture telles qu’il les
conçoit, écrit Janine Mossuz-Lavau, naissent de la même source » face à la violence du
monde, aux intégrismes et aux fanatismes, la culture est une offre de réconciliation pour le
respect de l’autre qu’elle génère.

La deuxième conséquence, qui déterminera plus d’un demi-siècle de politique culturelle, et
qui possède aujourd’hui une brûlante actualité, c’est que l’art, essence de l’homme, doit être,
par définition, accessible à tous les hommes. C’est le sens de cette remarque de Maurice
Blanchot, que Henri Godard a placée en exergue de son introduction :

« Que l’art et tout l’art
soit livré à chacun, à tout instant, c’est l’événement considérable que Malraux nous a rendu
perceptible et d’où il a tiré, pour la création artistique, une vue et une exigence nouvelles. »

Oui, c’est un événement considérable, parce qu’il augure de soixante ans d’efforts pour faire
surgir la culture dans tous les foyers, dans tous les coeurs, dans tous les esprits, et nous
connaissons tous la définition, si belle et si féconde, si efficace aussi, qui résume à elle seule
cette vaste ambition, et la première mission, fondatrice, et toujours actuelle, du ministère des
Affaires culturelles :

« rendre accessibles les oeuvres capitales de l’humanité, et d’abord de
la France, au plus grand nombre possible de Français ; assurer la plus vaste audience à
notre patrimoine culturel et favoriser la création des oeuvres de l’art et de l’esprit qui
l’enrichissent. »

Oui, l’art est un droit, une conquête, une liberté, pour tous, et l’Etat doit
veiller à la protection de ce droit, au respect de cette conquête.

Je tiens à souligner une dernière conséquence, qui aura également une portée retentissante,
et dont nous ne cessons de nous inspirer, à l’aube de ce nouveau siècle dont l’impératif est
la diversité culturelle : si l’art est universel, s’il est l’expression de l’humanité en l’homme,
alors nous devons nous ouvrir aux expressions de toutes les civilisations, parce qu’elles
expriment chacune des points de vue sur l’univers, parce qu’elles opposent à leur
compréhension comme à leur incompréhension de ce qui les entourent des formes
proprement humaines, et libres, des formes qui, pour certaines d’entre elles, résistent au
temps, résonnent de la même force à travers les siècles, et, selon sa très belle formule, se
métamorphosent en anti-destin. Parce que, écrit-il aussi, « Notre art me paraît une
rectification du monde, un moyen d’échapper à la condition d’homme. »

Si André Malraux a exalté l’universalité de l’homme et de l’expression artistique, il a eu
également la prescience de la dimension culturelle, voire spirituelle, de la mondialisation, la
conscience du fondement culturel du projet européen, et l’intuition de la valeur, de la force et
de la pérennité culturelles de la nation. Dans son très bel Appel aux intellectuels, lancé
depuis la salle Pleyel, en 1948, et qui est devenu la postface des Conquérants, il s’adresse à
« la première génération d’héritiers de la terre entière ». Mieux vaut le citer, plutôt que de le
paraphraser :

« D’âge en âge, des civilisations successives, qui s’adressent à des éléments
successifs de l’homme, se superposent ; elles ne se rejoignent profondément que dans leurs
héritiers. »

Mais celui qui prit conscience, avant tant d’autres, des dangers de l’idéalisme
communiste, comme des menaces des impérialismes et des hégémonies, distingua
l’internationalisme de l’universalité, le libéralisme de la liberté, et le nationalisme de la nation.

Ce texte, pour moi l’un de ses plus émouvants, si extraordinairement moderne, clame, avec
des accents prophétiques, l’amour de l’art et de la nation, l’amour de l’homme et de la liberté.

« Quand la France a-t-elle été grande ? demande-t-il, Quand elle n’était pas retranchée sur
la France. Elle est universaliste. » Il aimait dire que « la France n’a jamais été aussi grande
que lorsqu’elle l’était pour les autres », et que la culture a précisément pour objet, pour
mission, pour promesse, de « faire prendre conscience aux hommes de la grandeur qu’ils
ignorent en eux. »

Par sa foi en l’homme, par sa foi en l’art, André Malraux nous a rendus responsables des
oeuvres de toute l’humanité, une responsabilité qu’il a revendiquée pour préserver les
temples d’Abou Simbel menacés par la construction du barrage d’Assouan, posant ainsi la
première pierre de ce qui deviendra le patrimoine de l’humanité, classé par l’Unesco. Il
affirme, le premier, que « […] la première civilisation mondiale revendique publiquement l’art
mondial comme son indivisible héritage ».

André Malraux a donné sa signification la plus forte à la notion même de patrimoine, celle de
l’âme d’un pays, d’une civilisation. Avec lui, la culture n’est pas un supplément d’âme. Elle
est l’âme même. Elle est la vie, au-delà même de la mort. Les châteaux, les cathédrales, les
monuments, les musées, mais aussi les perspectives les plus familières, comme il l’a si
brillamment proféré, en défendant la loi qui porte aujourd’hui son nom, depuis la tribune de
l’Assemblée nationale, surplombant Clio et sa tablette, et la Renommée et sa trompette,
devant les députés éberlués, sont devenus « les jalons successifs et fraternels de l’immense
rêve éveillé que poursuit la France depuis mille ans. »

L’architecture participe également de cette vision, et c’est le sujet qui nous intéresse
aujourd’hui. C’est un sujet peu étudié, mais c’est un sujet essentiel à défricher, et je remercie
le Comité d’histoire, je vous remercie toutes et tous, d’y consacrer cette journée.

Je laisse bien évidemment le soin aux chercheurs de mettre en lumière cette facette
méconnue de l’action d’André Malraux, et je serai très attentif à leurs interventions. Je
voudrais simplement souligner, en tant que ministre de la Culture et de la communication,
combien son héritage est précieux. Certes, Eric Lengereau a montré que le ministère des
Affaires culturelles était parfois tenu isolé de la mobilisation du gouvernement français face à
l’urbanisation croissante de l’après-guerre, et à la modification des paysages ruraux et
urbains. André Malraux considérait l’architecture avant tout comme un art, avant d’être un
élément déterminant de l’amélioration du cadre de vie des citoyens et de l’aménagement du
territoire.

Mais, encore une fois, à la tête du ministère des Affaires culturelles, il fut à l’origine de tant
de mesures phares, de gestes fondateurs, d’impulsions fondamentales qui rapprochèrent
sensiblement l’art de bâtir de l’urbanisme et du cadre de vie, en préfigurant la mission et la
portée qui sont les siennes aujourd’hui. La grande loi de 1962, sur les « secteurs
sauvegardés », fut une avancée décisive en ce sens, en élargissant la protection des
monuments historiques à leur environnement, aux immeubles qui forment autour d’eux des
ensembles homogènes. Aux chefs-d’oeuvre, on ajouta les « vieilles pierres », à
l’enthousiasme propre au sublime on ajouta l’affection, l’attachement, la sensibilité naissante
pour notre patrimoine national, dans sa diversité, que le tourisme, le développement des
échanges, et la démocratisation de la culture se hâtèrent d’amplifier, et d’apporter au
rayonnement et à l’attractivité de notre pays.

Avant de céder la parole aux spécialistes, permettez-moi de vous lire quelques lignes, tirées
de ce qui est, à mes yeux, l’un des plus beaux discours de cet orateur hors pair qu’était
André Malraux. Il a été prononcé le premier septembre 1965, en hommage à Le Corbusier,
qui venait de disparaître, ce génie de l’architecture qui fut aussi son ami.

« Sa phrase fameuse: « Une maison est une machine à habiter » ne le peint pas du tout. Ce
qui le peint, c'est : « La maison doit être l'écrin de la vie ». La machine à bonheur. Il a
toujours rêvé de villes, et les projets de ses « cités radieuses » sont des tours surgies
d'immenses jardins. Cet agnostique a construit l'église et le couvent les plus saisissants du
siècle. Il disait, à la fin de sa vie:

« J'ai travaillé pour ce dont les hommes d'aujourd'hui ont le
plus besoin: le silence et la paix ». […] Cette noblesse parfois involontaire s'accommodait
fort bien de théories souvent prophétiques et presque toujours agressives, d'une logique
enragée, qui font partie des ferments du siècle. Toute théorie est condamnée au chefd'oeuvre
ou à l'oubli. Mais celles-là ont apporté aux architectes la grandiose responsabilité
qui est aujourd'hui la leur, la conquête des suggestions de la terre par l'esprit. Le Corbusier a
changé l'architecture – et l'architecte. C'est pourquoi il fut l'un des premiers inspirateurs de ce
temps. »

Ne pourrait-on pas, aujourd’hui, en dire autant d’André Malraux pour la culture, car lui aussi,
fut notre inspirateur, et je vous remercie de vous en souvenir particulièrement aujourd’hui. Je
sais que certains parmi vous ont été les témoins et les acteurs de sa vie, de son oeuvre, de
son action.

Pour Malraux, l’homme ne pouvait qu’être incarné dans le temps ; l’art fondé sur un dialogue
entre les hommes et les oeuvres ; l’architecture sur un dialogue entre les hommes et les
pierres ; un dialogue qui dessine, par la culture, par la politique, le chemin, l’élévation, l’âme
même de l’humanité à travers les siècles. Il ne séparait pas l’éthique de l’esthétique. La
politique, de la vie. Pour moi, au-delà d’une morale humaniste de l’action, il nous a légué sa
vision de la condition humaine. Celle d’un homme toujours porté, au-delà de ses propres
limites, à se dépasser, à transformer son destin individuel en volonté collective. Cela
demeure pour moi, non seulement un guide dans l’action, mais une véritable exigence, et
pour nous tous, sans doute, une espérance.

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