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Remise des insignes de chevalier dans l'Ordre national du mérite à Jean-Noël Pancrazi

Cher Jean-Noël Pancrazi,

C’est une joie pour moi de vous accueillir, entouré de vos proches amis, confrères,
collègues, membres du jury Renaudot, et de personnalités du monde qui est le vôtre, celui
du livre, de l’édition, dans cette maison qui est aussi la vôtre, puisque j’ai le plaisir, et la fierté
de vous compter au nombre des collaborateurs de ce ministère, auquel vous prêtez votre
plume et votre talent, au sein de la direction du livre et de la lecture.

D’ascendance catalane et corse – et qui mieux que vous a su célébrer l’âpre beauté de cette
île que nous sommes nombreux à aimer, en contrepoint des superbes photographies de
Raymond Depardon ? – vous êtes né, non loin de l’autre rive de la Méditerranée, en Algérie,
dans le Constantinois, à Sétif. Vous portez, dans votre regard, dans votre voix, dans votre
sourire, la chaleur et la lumière du Sud. Comme tant de nos compatriotes, vous avez vécu le
déracinement déchirant du retour obligé en métropole, en 1962. Comme l’auteur de
L’Etranger, vous gardez le souvenir indélébile de vos racines, qui puisent leurs sources dans
les richesses humaines et culturelles de cette terre de lumière, mais aussi, comme une
fêlure intime, la trace secrète de la blessure qu’a représentée sa perte.

Vous poursuivez, à Perpignan, des études classiques qui vous mènent bientôt dans notre
capitale, où vous passez avec succès, en 1972, l’agrégation de Lettres modernes. Nommé
professeur de collège, vous dispensez également des cours de littérature comparée à
l’Université de Paris-Sorbonne, où vous a fait entrer votre maître Pierre Brunel. C’est pour
répondre à son invite que vous publiez votre premier ouvrage deux ans plus tard, aux
éditions Hatier, un essai universitaire sur Mallarmé, auquel vous souhaitez consacrer une
thèse.

Vous y renoncez cependant, et décidez de donner un autre cours à votre vie, en la vouant,
car c’est une véritable vocation, non pas à l’analyse, ou à l’histoire, mais à la création
littéraire. Et vous continuerez d’enseigner de longues années encore dans différents
collèges, avant de partir en disponibilité durant six ans, pour devenir conseiller littéraire chez
Calmann-Lévy et chez Fayard.

Après avoir été détaché auprès de ce ministère en 1998, au sein de la délégation au
développement et à l’action territoriale, vous rejoignez, en 2001, la direction du livre et de la
lecture, où vous suivez les dossiers intéressant la vie littéraire. En 2004, vous intégrez le
corps des conservateurs de bibliothèques, vous inscrivant dans une belle et brillante
tradition, à la suite, notamment, de Georges Bataille, Anatole France, Leconte de Lisle,
Charles Nodier, et tant d’autres noms illustres de notre littérature, au nombre des écrivains
bibliothécaires.

Depuis 1985, vous collaborez au Monde des livres, et en 1999, vous devenez membre du
jury du prestigieux Prix Renaudot. Esprit curieux, ouvert, pénétrant, sans cesse en éveil,
vous aimez par dessus tout aller à la rencontre de vos lecteurs, où qu’ils soient, dans le
monde entier, comme tout récemment encore, dans le cadre d’un cycle de conférences
prononcées en Chine.

Mais s’il ne fallait retenir qu’une date de votre parcours, ce serait 1979, celle de la publication
de votre premier roman, au Seuil, intitulé La Mémoire brûlée. Date importante pour nous, vos
lecteurs, car depuis lors, vous bâtissez une oeuvre de tout premier plan dans le domaine de
la fiction. Dussent votre extrême modestie et votre constante discrétion en souffrir, cher
Jean-Noël Pancrazi, je tiens à saluer en vous l’héritier d’une double tradition de notre histoire
littéraire.

La première relève de la peinture du coeur humain, ou des passions, au sens où
l’entendaient les moralistes du Grand Siècle, leurs élans, leurs intermittences, leurs ravages
aussi. Dans vos romans et vos récits, où souvent narrateur et auteur semblent se confondre,
vous excellez à disséquer les nuances les plus subtiles des sentiments amoureux, des
attachements qui se nouent et se jouent au fil des vies entrecroisées.

C’est en effet l’amour dans toutes ses manifestations, et toutes ses ambiguïtés, qui me
paraît constituer un fil conducteur majeur de votre oeuvre ; filial, dans Renée Camps et Long
séjour ; amical, dans Tout est passé si vite ; passionnel et charnel, dans Les Quartiers
d’hiver et votre dernier opus, Les dollars des sables.

Pour autant, cette exploration minutieuse des passions humaines, loin de constituer une
analyse éthérée, sèche et abstraite, s’ancre davantage dans la réalité la plus concrète de la
société contemporaine : ainsi de votre évocation de la violence qui règne en République
dominicaine, violence qui rejaillit, symboliquement, sur les relations complexes et
ambivalentes, et pourtant abouties et réelles, qui se nouent entre le narrateur occidental et
ses amours caribéennes. Avec Les dollars des sables, vous élargissez votre univers
romanesque, jusqu’alors marqué par l’intimisme et l’introspection, à une approche
empathique des êtres et des choses de ce monde, que j’oserais qualifier du beau nom
d’humanisme.

Cette transfiguration de la réalité, qui nous aide à la mieux comprendre, et au fond à tenter
de mieux nous connaître, vous y parvenez grâce au patient et constant travail, au labeur de
l’écriture. Car vous appartenez, cher Jean-Noël Pancrazi, à cette lignée ininterrompue
depuis Malherbe et Boileau, des artisans, patients et subtils, des serviteurs dévoués de la
langue française, qui, au-delà de l’Art poétique, vingt fois sur le métier remettent leur
ouvrage, le polissent sans cesse, et le repolissent, pour donner, selon la célèbre formule
mallarméenne, « un sens plus pur aux mots de la tribu ».

Comme vous l’avez déclaré, vous cherchez à « trouver les mots, l’expression exacte pour ne
pas trahir, créer une sorte de pli. De pli qui nous oblige à réfléchir », exact pendant à cette
affirmation d’un autre de vos auteurs de prédilection, Gustave Flaubert : « à force de
chercher, je trouve l’expression juste, qui était la seule et qui est, en même temps,
l’harmonieuse ».

Ce souci de la « belle ouvrage » vous conduit d’ailleurs à privilégier l’ampleur de la phrase,
quitte à réhabiliter et à favoriser la génération spontanée des points-virgules, qui la scandent,
à l’orner de métaphores, et à recourir sans hésitation à l’emploi de l’imparfait du subjonctif,
lui aussi injustement voué à la désuétude. C’est également ce travail sur la langue qui vous
permet sans doute de surpasser aisément la crainte de l’assèchement de la plume, qui
parfois succède à l’obtention de nombreuses et prestigieuses distinctions, parmi lesquelles je
retiendrai le Médicis, le grand prix de l’Académie française et celui que vous ont décerné les
lecteurs de France-Inter.

Loin d’une confiance aveugle dans le jaillissement dionysiaque de l’inspiration, vous vous
inscrivez au contraire dans cette continuité des grands orfèvres de notre langue et de notre
littérature, de ceux qui sculptent, liment, cisèlent – selon le voeu de Théophile Gautier – dans
cette grande tradition artistique et apollinienne de l’écriture, qui fait au créateur privilégier la
musicalité, la justesse et la précision de l’expression, veine créatrice qui culmine avec
Flaubert et Mallarmé au risque de l’inachèvement du Livre.

Par votre oeuvre, vous nous prouvez que cette quête du Beau et du Vrai, que vous nous
faites partager, grâce à cette écriture cathartique visant à l’ordonnancement du monde, et
donc à la compréhension et à l’apaisement qu’elle procure, ne s’interrompent pas avec Le
vierge, le vivace et le bel aujourd’hui.

Cher Jean-Noël Pancrazi, au nom du Président de la République et en vertu des pouvoirs
qui nous sont conférés, nous vous faisons Chevalier dans l’ordre national du Mérite.

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