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Remise des insignes de Chevalier dans l’ordre de la Légion d’honneur à Hervé Télémaque

Cher Hervé Télémaque,

Je suis très heureux de vous recevoir aujourd’hui au ministère de la
Culture et de la Communication. Vous êtes un immense artiste, qui a
su puiser dans la force de ses racines, dans la richesse des amitiés
qu’il a nouées, et des continents qu’il a traversés et aimés, la
puissance d’une écriture artistique unique.

C’est à Port-au-Prince, où vous êtes né, que vous passez vos vingt
premières années, avant de vous envoler pour New York. Cette
première période de votre vie, dans cette île aux mille visages,
marquera profondément votre oeuvre. Une oeuvre magique, qui
transforme et éclaire notre regard sur le monde, les choses et les
hommes.

A New York, vous entrez à l’Art Student’s League, où vous étudiez
avec Julian Levi. Pendant ce séjour aux Etats-Unis, vous vous
imprégnez de l’expressionnisme abstrait, et vous vous nourrissez
également du surréalisme tel qu’il a été réinterprété par les artistes
américains comme Arshile Gorky.

Mais c’est avec le Pop Art que vous trouvez véritablement votre voie.
Dès 1959, votre peinture Sirène marque votre originalité. Faisant
référence aux sirènes des bateaux que vous entendiez depuis votre
chambre de Brooklyn Heights, elle ancre votre peinture dans la réalité,
bien que largement revisitée par votre talent et votre imagination, et la
détourne de l’abstraction.

Vous vous installez à Paris en 1961, et vous fréquentez les
Surréalistes, mais sans adhérer formellement à leurs préceptes et à
leur groupe. Atypique, hors norme, vous entendez bien inventer votre
propre vocabulaire plastique, votre propre univers artistique. Un
univers très tôt foisonnant, composite, depuis votre travail pictural
jusqu’à vos recherches, dès 1963, sur les objets du quotidien, poids,
cors de chasse, canne d’aveugle, chaussures de tennis, sousvêtements,
tentes de camping, dont vous faites le matériau privilégié
de vos sculptures.

Vous vous démarquez également de l’abstraction lyrique ou
géométrique, comme des formalistes pop très présents à Paris. Vous
participez en 1964 à l’aventure de la Figuration narrative, aux côtés
d’artistes tels que Peter Klasen, Jacques Monory, Bernard Rancillac,
Oyvind Fahlström, que le critique Gérard Gassiot-Talabot réunit dans
l’exposition intitulée « Mythologies quotidiennes », au Musée d’art
moderne de la ville de Paris.

En 1964 également, vous abandonnez « la subjectivité de la peinture à
l’huile » pour la peinture acrylique et vous avez recours à la série, dont
vous dites qu’elle naît, chez vous, « d’une insatisfaction, de l’espoir d’un
enrichissement, d’un ajustement final ». Mais, en 1968, vous abandonnez
totalement, et provisoirement, la peinture pour vous consacrer
exclusivement aux « objets inventés », vos « sculptures maigres », que
vous percevez comme « le sommet de votre travail, épiphanie en quelque
sorte de la forme ».

Bois, toile, cannes, tissus, métal, craie, vous pliez, brisez, tordez et
assemblez les objets et les matériaux, pour mieux vous moquer de
l’ailleurs et de l’évasion poétiques exaltés par Baudelaire, comme du
discours sur la peinture engagée et politique. Virtuose des associations
inédites et surprenantes, vous êtes un véritable alchimiste des matières et
des formes, parsemant votre oeuvre d’objets, d’animaux, et de mots qui
narrent, à chaque fois, des histoires différentes, étranges et imprévues.
Alchimie que l’on retrouve, dans les années quatre-vingt dix, lorsque vous
mélangez des pigments de couleurs et du marc de café pour faire surgir
des couleurs lourdes, puissantes et uniques.

Unique, tel est le mot qui qualifie sans doute le mieux votre oeuvre. Libre,
aussi, de tout embrigadement, de tout dogme, libre de s’enrichir
d’influences sans s’y enfermer, libre de poursuivre des recherches
incessantes sur la forme et la matière, libre d’interpréter le quotidien, et
d’en faire surgir des métaphores inattendues, libre de passer d’un format
à un autre, d’une série à une autre, d’une technique à une autre, et
d’explorer sans cesses les infinies possibilités de votre imagination, de
votre art et de votre talent.

Vous avez emprunté à la publicité, aux médias, à la bande dessinée leur
vocabulaire graphique, pour mieux les détourner. Vous avez érigé le
papier calque en matériau d’art à part entière, sculpté des bas-reliefs à la
scie-sauteuse, et fait des « maisons rurales » et des ânes de merveilleux
objet d’étude. Vous avez puisé votre inspiration aussi bien chez les
dessinateurs satiriques, comme Plantu et Poncho, auxquels vous avez
rendu hommage, que de vos fréquents voyages en Afrique, dont vous
avez tiré une superbe Série, Trottoirs d’Afrique, en 2000.

Le musée de la Poste vous a consacré, l’année dernière, une exposition
intitulée « Hervé Télémaque, du coq à l’âne », rendant hommage à votre
inspiration sans borne, à votre génie créateur qui ne semble connaître
aucune limite, et qui invite le spectateur à inventer son propre parcours
artistique, culturel, spirituel.

Aimé Césaire, que j’ai eu la chance immense de rencontrer le 23
septembre dernier, lors de ma visite à Fort-de-France, a écrit : « L’homme
de culture doit être un inventeur d’âmes ». Vous en êtes l’une des plus
belles illustrations.

Hervé Télémaque, au nom du Président de la République et en vertu des
pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons Chevalier de la Légion
d’honneur.

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