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Remise des insignes de Commandeur dans l’Ordre des Arts et Lettres à Sidney Poitier

Cher Sidney Poitier,

C’est un grand plaisir, et un grand honneur pour moi de vous rendre
l’hommage de la France, ici à Cannes, pendant ce festival dédié à
l’amour du septième art, dont vous êtes une figure de légende.

Oui, plus qu’une étoile, plus qu’un symbole, vous êtes entré dans
l’histoire, vous qui avez oeuvré depuis vos débuts avec la flamme,
l’énergie, l’engagement que l’on sait, contre le racisme et pour le respect
et la dignité de la communauté noire aux Etats-Unis.

Vous êtes aujourd’hui plus encore que cet acteur prestigieux, dont le
talent éclatant a conquis Hollywood et traversé les frontières, vous êtes
le chantre de l’égalité des hommes, vous êtes celui qui a frayé un
chemin de lumière et de courage, plus fort que la barbarie, l’intolérance,
la stupidité et la lâcheté humaines.

Vous avez montré, mieux que quiconque, que la diversité qui fait la
richesse et le dynamisme de nos sociétés, la diversité des origines, des
racines, des histoires et des parcours, est un ferment indispensable au
cinéma. Que l’art, puissance de représentation, d’avant-garde et
d’interpellation, doit s’en nourrir pour mieux remplir le rôle fondamental
qui lui incombe : interroger la société, et la faire avancer. Vous avez fait,
une fois pour toutes, de l’uniformité un synonyme de pauvreté, et de la
diversité une voie d’avenir, la seule richesse qui vaille.

Je suis particulièrement heureux et fier de vous rendre hommage, une
semaine après la première journée de commémoration nationale de la
traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions, institués par la
France, qui est le premier pays au monde à avoir inscrit, dans la loi, la
reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité, et à
partager cette mémoire, en honorant, dans le même mouvement, le
souvenir des esclaves et celui de l’abolition, acquise et conquise par la
République.

Né à Miami, vous grandissez sur Cat Island, dans les Bahamas, dont
vous êtes citoyen. Vous vous envolez très jeune pour tenter votre
chance à New York, où vous travaillez d’abord sur les chantiers comme
terrassier, avant de vous engager dans l’armée comme infirmier. Vous
devenez ensuite machiniste à l’American Negro Theater, en échange de
cours de comédie. Vous jouez votre premier rôle dans la comédie
d’Aristophane Lysistrata, dans laquelle les femmes parviennent à
convaincre les hommes de faire définitivement la paix. Une ambition qui
ne vous quittera jamais.

L’immense Joseph Leo Mankiewicz, séduit par votre charisme et la
justesse de vos interprétations, vous offre en 1950 le premier rôle dans La
porte s’ouvre. C’est une société déchirée, haineuse, au bord de
l’explosion, que décrit Mankiewicz dans ce chef d’oeuvre courageux,
auquel vous donnez toute sa dimension. Mankiewicz signe l’un des rares
films hollywoodiens à aborder le scandale du racisme, à une époque où il
ne faisait pas bon afficher des opinions progressistes, souvent hâtivement
assimilées à des sympathies procommunistes.

Un film au titre prophétique, car pour vous, désormais, les portes du
septième art sont ouvertes, et pour toute la communauté noire, c’est un
pas supplémentaire franchi vers l’émancipation.

Vous enchaînez ensuite les tournages, et c’est avec Graines de violence,
de Richard Brooks, où vous incarnez Gregory Miller, injustement accusé
d’agressions par un jeune professeur, joué par Glenn Ford, que vous
connaissez la consécration. Ce film, qui a introduit le rock’n roll en France,
avec le tube Rock around the clock, est devenu un grand classique du
cinéma américain.

Votre parcours extraordinaire, que je ne prétends pas épuiser ici, est
désormais jalonné de grands succès, qui vous vaudront de nombreux
honneurs : La Chaîne, de Stanley Kramer, où vous incarnez un prisonnier,
condamné à cohabiter avec un autre détenu avec lequel il s’est échappé
(Tony Curtis), et auquel il est enchaîné, vous vaut une première citation
aux Oscars, et l’Ours d’argent de la meilleure interprétation masculine au
Festival de Berlin.

En 1959, Otto Preminger vous offre le rôle de Porgy dans son adaptation
de l’opéra de Gershwin, Porgy and Bess. Deux ans plus tard, Raisin in the
sun, de Daniel Petrie, remporte le Prix Gary Cooper au Festival de
Cannes.

En 1963, c’est votre brillante interprétation de Homer, maçon désoeuvré
au service d’une communauté de nonnes qui voit en lui un envoyé de
Dieu, dans Le Lys des champs, de Ralph Nelson, qui vous fait remporter
un second Ours d’argent de la meilleure interprétation masculine, toujours
au Festival de Berlin, et vous vaut l’Oscar du meilleur acteur.

C’est une date historique, qui fait de vous le premier acteur de couleur à
recevoir cette récompense et vous confère le statut de légende adulée du
public. Un public qui plébiscite vos films, ceux dans lesquels vous
déployez tous vos talents d’acteur, comme ceux que vous commencez à
réaliser au début des années 1970.

Après avoir démontré l’ampleur de votre talent, aussi bien dans des
oeuvres à fort message social que dans des films d’action, et tourné avec
les plus grands, entre autres Sydney Pollack, pour Trente minutes de
sursis, Stanley Kramer, une nouvelle fois, pour le film mythique Devine qui
vient dîner et Norman Jewison pour Dans la chaleur de la nuit, vous
passez en effet derrière la caméra, pour le western Buck et son complice,
dans lequel vous partagez la vedette avec Harry Belafonte. Vous
poursuivez cette double carrière de réalisateur et d’acteur, en signant notamment en 1974 Uptown Saturday night, avec Bill Cosby, Richard
Pryor et Harry Belafonte, qui remporte un très grand succès.

Vous avez écrit certaines des plus belles pages du septième art, et un
chapitre fondamental de l’histoire de la communauté noire.

Qui d’autre que vous pouvait incarner Nelson Mandela, cette autre figure
mythique, cet autre chantre universel de la paix et de la dignité humaine ?

Vous en offrez un portrait poignant dans Mandela et De Klerk, de Joseph
Sargent, en 1997, aux côtés de Michael Caine.

Ce combat de la première heure, dont vous êtes une figure tutélaire, vous
ne l’avez jamais abandonné. Il vous mène aujourd’hui à l’UNESCO, où
vous représentez votre pays, les Bahamas. Quel meilleur défenseur de la
diversité culturelle, de la nécessaire diversité de nos racines, de nos
expressions artistiques, quel meilleur porte-parole de l’égale dignité des
cultures, de leur respect et de leur promotion, pouvions-nous espérer que
celui qui en a tout simplement jeté les bases ?

« La poésie ne doit pas périr. Car alors, où serait l’espoir du monde ? »,
se demandait un autre grand chantre de l’amitié entre les peuples, le
poète francophone Léopold Sédar Senghor. Oui, l’art atteint sa valeur
suprême lorsqu’il porte l’espoir, la promesse d’un monde meilleur, plus
juste. Acteur exceptionnel, réalisateur de génie, vous incarnez cet espoir
pour vos innombrables admirateurs, de tous les pays, de toutes les
origines, de toutes les couleurs. Le cinéma, la diversité culturelle ne
doivent pas périr. Car alors où serait l’espoir du monde ?

Cher Sidney Poitier, au nom de la République, nous vous remettons les
insignes de Commandeur dans l’ordre des Arts et des Lettres.

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