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Remise des insignes de Commandeur dans l’ordre des Arts et Lettres à Alain Rey

Mesdames, Messieurs, Chers Amis,

Nous sommes réunis ce soir, et fort nombreux, je m'en réjouis, pour faire
l’éloge d’un architecte ; de l’architecte d’un monument, au sens que le
Robert donne à ce mot : “une oeuvre imposante, vaste, digne de durer”.

Cher Alain Rey,

Comment qualifier autrement la colossale entreprise que Paul Robert vous
confia naguère et à laquelle vous avez consacré tant d’années de votre
vie ? Il ne s’agissait pas moins que de bâtir le Littré du XXe siècle. Ces
neuf volumes consacrés à notre langue se sont d’emblée imposés comme
une autorité indiscutée, tant en France qu’à l’étranger.

C’était en effet un ouvrage révolutionnaire : pour la première fois, un
dictionnaire prenait en compte, par de multiples renvois entre articles, la
circulation du sens, ce fin réseau d’échos entre les mots de notre langue
qui font partie de son génie. Du même coup, et bien avant l’arrivée de
l’informatique, vous inventiez la notion d’hypertexte, cette capacité d’aller
voir derrière le décor, pour ainsi dire, dans les coulisses des mots.

Un architecte n’est jamais seul. Et je m’en voudrais d’oublier ici tous ceux
qui, auprès de vous, s’attelèrent à cette tâche immense, et tout
particulièrement Henri Cottez et Josette Rey-Debove, votre épouse, qui
n’est plus parmi nous, hélas, pour partager aujourd’hui l’honneur qui vous
revient, mais vers qui ce soir se tournent nos pensées.

Autour de ce château, vous avez continué à construire. Le Petit Robert est
aujourd’hui dans tous les foyers. Il est aussi, et c’est dire sa consécration,
la référence incontournable des jeux de société, qui se multiplient à la
télévision comme ailleurs, et qui font de notre langue un véritable sport
national !

Pour les amoureux d’arbres généalogiques, le Dictionnaire historique du
français raconte l’évolution des mots, leur pedigree, leurs cousinages, les
péripéties de leurs transformations au cours des âges, depuis leur plus
lointaine origine jusqu’au français contemporain.

Je n’aurais garde d’oublier un ouvrage plus inattendu, le Dictionnaire du
français non conventionnel, dans lequel, avec votre complice Jacques
Cellard, vous analysez la langue verte avec un sérieux imperturbable où
perce, derrière l’érudition du savant, l'humour du clin d’oeil.

Enfin, vous venez à nouveau de créer l’événement, certains ont même
parlé de « Reyvolution », culturelle, bien sûr, sans doute en hommage à
l’aspect encyclopédique de cette formidable aventure humaine et
éditoriale. Je veux bien sûr parler de votre dernier-né, après dix années
de travail, avec Danièle Morvan et une centaine d’auteurs, le
Dictionnaire culturel en langue française, en quatre volumes, près de dix
mille pages magnifiquement imprimées sur un papier ivoire très fin, plus
de 70 000 mots et de 1300 encadrés passionnants qui leur confèrent
épaisseur, saveur et vie. C’est une véritable mine, ou plutôt un splendide
jardin de mots, de signes, de symboles et de sens, pour évoquer cet
enclos dont le nom persan est devenu notre paradis, comme vous le
rappelez dans votre lumineux « avant-propos, et après-faire ». Un jardin
ouvert sur le monde et sur toutes les richesses de la francophonie, un
espace multiculturel d’échanges et d’influences, une Babel où les mots
sont les instruments du dialogue des cultures et d’un « gai savoir »
humaniste. Une entreprise qui renoue avec l’inspiration de Pierre Bayle,
et surtout de Diderot et D’Alembert, au sens où ils avaient le dessein
« d’indiquer les liaisons éloignées ou prochaines des êtres qui
composent la nature , et qui ont occupé les hommes, …de former un
tableau général des efforts de l’esprit humain dans tous les genres et
dans tous les siècles ». Oui, au-delà des mots et de leurs définitions,
vous proposez une « bibliothèque imaginaire » – comme le musée de
Malraux – permettant d’appréhender, dans son ensemble, le « fait
culturel humain ». La diversité et l’originalité des citations ne sont pas
les moindres des attraits de la lecture de cette oeuvre, de cette somme
magistrales.

Cher Alain Rey, aujourd'hui, vous incarnez à vous seul un véritable
monde. Tout un monde. Le monde des mots. L'amour des mots, la
connaissance des mots : qui d'autre dans notre pays peut vous
surpasser dans l'érudition, la passion du verbe ? Je ne vois personne.

Vous avez accompli un tel travail lexical, vos dictionnaires représentent
une telle somme de savoir que vous êtes devenu un mythe vivant, celui
par qui le sens arrive. Combien de mains ont tourné les pages de vos
dictionnaires, combien de regards les ont parcourues en quête de la
signification exacte d'un mot, de son synonyme, d'un exemple d'emploi ?

Et puisqu’un ministre n’est qu’un serviteur, c'est tout un peuple qui
voudrait, ce soir, j'en suis persuadé, vous témoigner sa gratitude, son
besoin d'être guidé par vous à travers l'univers des mots. Oui, dussiez-vous
vous en défendre, vous êtes devenu une institution, c’est-à-dire un
repère essentiel. Et pourtant, malgré l'admiration que l'on vous porte de
tous côtés, vous êtes resté jeune, libre, audacieux. Parce que vous
gardez éternel, frais, intact en vous cet esprit d'aventure, ce goût du défi
intellectuel, cette envie d'arpenter tous les territoires du langage, de
traverser tous les pays, tous les territoires de la langue. Vous ouvrez
sans cesse des chantiers, vous recherchez toujours d'autres racines,
d'autres origines, tel un explorateur obstiné, hardi, seulement soucieux
de creuser, de révéler les merveilles enchevêtrées de notre langue.
C'est ainsi que vous allez désormais vous consacrer au trajet historique
de la langue française depuis le monde gaulois.

Une langue ne vit qu’à condition de se renouveler tout en restant fidèle à
elle-même. Cette tension entre la norme et la néologie est constitutive
de votre travail de lexicographe, « un travail bien dur et bien ennuyant
pour lui, mais bien utile aux autres », selon Trévoux – exemple de citation extraite de votre Dictionnaire culturel. Vous restez fidèle aux
deux forces concurrentes de l’histoire de notre langue, qui ont fondé sa
vitalité : affiner et inventer. Vous êtes soucieux de ne pas figer le
lexique, mais au contraire de l’enrichir de termes vivants et actuels. Pour
vous, la langue est un immense organisme qui n'a cessé de bouger, qui
bougera encore. Notre langue a une vie. Vous lui donnez la vôtre.

Cher Alain Rey,
Un abécédaire n’est pas un dictionnaire, loin s’en faut ! Mais puisque
l’alphabet est consubstantiel à votre oeuvre immense, sans pouvoir
l’évoquer tout entière, permettez-moi simplement d’essayer d’énumérer
quelques-unes de vos vertus, en veillant à les ranger, suivant votre
exemple, dans l’ordre alphabétique.
En commençant par A comme
amoureux des mots, car vous l’êtes à l’évidence ;

B comme Bourreau de travail, cela va sans dire ;

C comme Chercheur, évidemment.

D comme Déterminant, dans le sens de celui qui délimite, et Déterminé,
au sens de celui qui le fait avec résolution ;

E comme Étymologiste ; et là, je voudrais souligner votre passion de la
généalogie des mots, de tout ce qui va puiser du sens au creux de leur
origine.

F comme Fin et G comme Géomètre, puisque selon Pascal, ces deux
qualités fondent l’esprit scientifique.

Pour la lettre H, la Hache du censeur ne saurait vous convenir, mais
bien plutôt la Houlette du berger, ce bâton de rassembleur des mots que
vous avez choisi d’être.

I comme l’Investigation Incessante qui est votre lot et suppose
évidemment une Interaction permanente entre Intelligence et
Imagination.

J comme cette Jubilation, cette Jouissance que vous avez toujours
trouvées dans les mots ; vous-même confessez avoir dès votre prime
Jeunesse développé ce goût pour le Jeu entre le mot prononcé et le mot
écrit. Selon votre légende familiale, vous saviez parler avant de
marcher !

Goût du jeu qui vous a sans doute conduit à voir dans un dictionnaire
non une liste sèche et aride de termes, mais un véritable Kaléidoscope
d’idées, de sons et de couleurs.

Les vertus que je trouve ensuite dans ma liste décrivent le coeur de
votre métier : Lire et lire encore, être Méticuleux et méthodique,
Novateur et nuancé, Observateur et objectif, Patient et prudent,
Questionnant quotidiennement la langue… Avec évidemment la Rigueur
qu’exige la Science pour mener à Terme ces travaux titanesques que
nous célébrons aujourd’hui.

Mais vous ne vous contentez pas du calme de votre cabinet de travail.

Vous êtes partout le chantre de la langue, sur tous les fronts : cela
s’appelle l’Ubiquité.

A la radio, sur France Inter, chaque matin, c’est bien vous, la Voix de la
langue française, dans vos chroniques où votre verve débusque avec
virtuosité les sens secrets du vocabulaire.

Parvenu à ce point, je me sais, je me sens un peu guetté …

Je rappellerai simplement, en prélude à l’année de la francophonie, que
vous avez su accueillir, sans remonter aux Wisigoths, ce qui, en wallon
ou en wolof, avait contribué à enrichir notre langue.

Nulle Xénophobie chez vous, en effet, bien au contraire, puisque vous
faites place à la richesse de ces mots, de ces idées, de ces hommes
venus d’ailleurs, et puisque votre culture, n’en déplaise aux « puristes
pleureurs », et pour notre plus grand bonheur, est vraiment sans
frontières.

Toutes vertus qui supposent bien sûr cette patience qu’on n’attribue
guère qu’aux Yogis, et en tout cas à ceux qui savent rester Zen en toute
circonstance.

J’aurais aussi bien pu terminer sur zénith, mais je lui préfère le beau mot
de zèle ; ce zèle, cette “vive ardeur — selon votre propre définition — à
servir une cause à laquelle on est sincèrement dévoué”, qui vous a
permis d’édifier mot à mot, pierre à pierre, année après année, votre
monument au coeur de notre culture.

Alain Rey, au nom de la République, nous vous faisons Commandeur
dans l’ordre des Arts et des Lettres.

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