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Remise des insignes d’Officier dans l’ordre national de la Légion d’honneur à Hubert Nyssen

Mesdames, Messieurs,

Chers Amis,

Nous sommes rassemblés ce soir rue de Valois, pour rendre
hommage à quatre grands passeurs de culture, quatre
transmetteurs d’énergies, qui chacun dans leur domaine, l’édition,
le marché de l’art, l’enseignement artistique et la photographie,
sont des acteurs essentiels du rayonnement de notre culture.

Cher Hubert Nyssen,

Vous avez vécu plusieurs vies. Né à Bruxelles, mais élevé en
grande partie par votre grand-mère, qui était originaire de Tours,
et qui vous apprend à lire, dès votre plus jeune âge, dans Dickens
et Cervantès, vous avez acquis la nationalité française en 1976,
et vous êtes aussi aujourd’hui membre de l’Académie royale de
Belgique, où vous avez été élu, comme membre étranger, au
fauteuil d’Alain Bosquet qu’avaient occupé, entre autres, Colette
et Cocteau. Vous avez été apiculteur, publicitaire, homme
d’affaires, aventurier, écrivain, bien sûr, mais vous êtes avant tout
un très grand éditeur, au sens le plus fort et le plus actuel de ce
terme, au sens aussi, où, dans un ouvrage récent que vous avez
préfacé sur l’édition à l’âge romantique, apparaissent dès cette
époque ses fonctions essentielles de sélectionneur, conseiller,
agent, compagnon, accompagnateur.

Et s’il y a bien un homme qui a été, toute sa vie, au service des
Lettres, c'est bien vous, cher Hubert Nyssen. Vous l'avez été
avec une constance, une intelligence, une passion, une
générosité absolues. Et beaucoup de courage, ainsi qu'une belle
audace ! Oui, en 1977, quand vous avez fondé les éditions Actes
Sud, presque seul, sur la rive gauche…du Rhône, d’abord au
pied des Baux, avant de venir vous établir au coeur du « plat
pays » arlésien, qui aurait pu prédire qu’elles deviendraient l'une
des plus grandes maisons d'édition françaises, qui allient
l'exigence et l'ouverture, la rigueur et la liberté, donnent une telle
image de probité, de scrupule et d'indépendance ?

Vous incarnez l'honneur de ce métier, vous êtes, plus que
jamais, un exemple, non pas simplement de réussite, mais de
fidélité obstinée à vos goûts, à vos choix, à vous-même ; et c'est
pourquoi, quand on évoque votre nom, dans quelque milieu que
ce soit, il y a, chez chacun, de l'admiration, de la reconnaissance
et comme une tendresse secrète. Votre maison est une véritable
incarnation de la diversité culturelle et linguistique. Lorsque, vers
le milieu des années quatre-vingts, vous redécouvrez Nina
Berberova, qui, à 85 ans, n’a rien écrit depuis vingt ans, et Paul
Auster, dont la Cité de verre avait été refusée par tous les
éditeurs aux Etats-Unis, lorsque vous nous faites découvrir tant
de chefs d’oeuvre jusqu’alors inaccessibles en français, vous
êtes un pionnier, vous êtes non seulement un défenseur
exemplaire de la traduction, cette « langue de l’Europe » selon
Umberto Eco, vous êtes aussi un précurseur de ce combat pour
la diversité culturelle qui vient de réunir la communauté
internationale quasi-unanime.

Lorsque vous avez repris la
collection de théâtre « papiers », il y a vingt ans, on vous a dit :
« déjà, le théâtre, c’est difficile…alors des textes de théâtre, c’est
de la folie ! ». Aujourd’hui, « papiers » est devenue une véritable
mémoire du théâtre contemporain. De surcroît, Laurent Gaudé,
le prix Goncourt 2004, est entré chez vous par la porte de
« papiers ». La diversité, dont vous avez été le pionnier, c’est
aussi celle de votre groupe indépendant, où vous avez créé ou
repris des collections, comme celle dont je viens de parler, ou
comme Actes Sud Junior, Nature, Photo Poche, Babel et agrégé
de nouvelles maisons, comme par exemple, les éditions du
Rouergue, Jacqueline Chambon, Sindbad. Les livres, dont vous
êtes entouré, restent pour vous les "plus sûrs transbordeurs de
la création et de la pensée", les meilleures preuves de la dignité
de l'esprit humain, ceux qui s'opposent le mieux, avec la force de
leur rayonnement, à toutes les violences, au culte de la vitesse
et à l'empire du profit immédiat. Oui, comme vous l'avez souvent
déclaré, vous êtes pour l'exception culturelle. Vous êtes surtout
pour l'exception de la beauté. La beauté de tant d'oeuvres,
d'univers imaginaires et stylistiques, que vous avez découverts
vous-même, grâce à votre culture, à votre instinct si sûr, à votre
sens de l'originalité littéraire et de la profondeur esthétique.

Les
écrivains, et souvent les plus grands, que vous avez publiés,
vous aiment et vous demeurent résolument, passionnément
fidèles, car vous comprenez intimement leurs angoisses, la
succession de déceptions et de bonheurs qu'ils éprouvent au
cours de leur travail ; un simple signe, un simple sourire de vous
leur suffit pour continuer, pour achever. Mais si vous les
comprenez si bien, c'est parce que vous êtes vous-même
écrivain. Et un magnifique écrivain. Depuis Le Nom de l'arbre
jusqu'à, très récemment, Pavanes et Javas sur la tombe d'un
professeur, en passant par La Mer traversée et Le Bonheur de
l'imposture ou Eléonore à Dresde qui a remporté le prix Valéry
Larbaud, qui vous va si bien, vous avez écrit des romans qui conjuguent la force rêveuse et la vigueur réaliste, la délicatesse
psychologique et l'ampleur romanesque, la majesté du rythme,
celui d'un fleuve qui coule entre la lumière et l'ombre, et la
précision narrative. Des romans qui ont la gravité aérienne de la
musique. Cette musique que vous aimez tant, qui vous porte et
vous irrigue, vous stimule et vous apaise. A laquelle vous
participez vous-même en créant en Avignon, en 2000, un "opera
buffa" : Mille ans sont comme un jour dans le ciel. Et que vous
offrez aux autres au cours des soirées du Méjan, uniques par la
ferveur, la qualité d'harmonie partagées. Car rien ne vous
importe plus que la rencontre, l'union des êtres, de leurs coeurs
et de leurs esprits.

L'amour des lettres se conjugue toujours
chez vous avec la passion du monde que vous nourrissez par
vos voyages, vos rencontres avec les plus grandes
personnalités, vos engagements, la hardiesse, la clarté
combative de vos positions. Car vous ne vous êtes jamais
enfermé dans une citadelle de mots et de lectures, vous avez
été, et vous restez sensible à toutes les injustices sur terre, à
toutes les blessures humaines, à tout ce qui risque d'abîmer et
de détruire la dignité de l'être, de corrompre sa liberté, cette
liberté à laquelle vous tenez tant. Votre famille le sait. Une
famille qui est aussi une véritable équipe, soudée autour de
vous. Si elle est si unie, c'est qu’elle est davantage qu'un cercle,
un même et vaste coeur qui brille, là-bas, au Sud, où votre
maison est un modèle d'accueil, de cosmopolitisme littéraire : Un
endroit où aller, pour reprendre le si juste nom que vous avez
donné à la très belle collection que vous dirigez.

Et nous aussi,
si le monde s'assombrit et perd ses repères, nous avons un
endroit où aller : vers vous. Qui représentez l’expression d’une
« pensée de midi », pour reprendre le titre de la revue littéraire et
de débats d’idées que vous éditez. Un midi qui est d’abord un
point de vue sur le monde, et non plus un théâtre de villégiature.

Une lumière, celle de l'honneur des lettres, de la littérature tout
entière. Et je suis très heureux et fier de vous rendre hommage
aujourd’hui, à l’automne, en pleine saison littéraire, après avoir
distingué votre fille Françoise dans l’ordre des Arts et des
Lettres, ici même au printemps, à l’occasion du Salon du Livre.

Cher Hubert Nyssen, au nom du Président de la République, et
en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons
officier de la légion d'honneur.

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