Entre la loi et la jungle, la conscience du médecin reste l’alternative éthique
29 octobre 2003La mort de Vincent Humbert, le 26 septembre, place sous les feux de l’actualité la fin de la vie : son accompagnement, le « choix » de ses modalités. La sagesse chrétienne enseigne d’être toujours prêt, ce qui est une morale exigeante, indiquant qu’on ne sait « ni le jour ni l’heure ». Elle ne résout pas l’attente lorsque la souffrance est extrême. Jean-Pierre Raffarin a rappelé avec une sagesse humaniste, qui dépasse ses convictions religieuses personnelles, que « la vie n’appartient pas aux politiques« .
Le drame de cette tragédie liant une mère et son fils où se côtoient l’amour et la mort nous confronte à des questions redoutables. Qui se posent en fait quotidiennement de manière moins spectaculaire mais tout aussi délicate et sensible, tant il est vrai que la mort est de moins en moins totalement « naturelle ». Le progrès scientifique que nous connaissons fait que la mort résulte souvent maintenant d’une « décision », soit pour épargner les souffrances, soit même pour refuser l’acharnement thérapeutique.
Tous les médecins hospitaliers ont à faire face à cette responsabilité redoutable, qui est l’honneur même de leur vocation et que seules leur conscience et leur éthique peuvent assumer. Une loi ne codifiera jamais l’ensemble des situations humaines auxquelles le corps médical doit répondre. Dans ce contexte, comprendre et partager la douleur d’une famille, souhaiter même une retenue avant toute expression publique, refuser les réactions à chaud ne sauraient nous exonérer d’une réflexion et d’une décision claires.
Les propos fusent. Ils sont parfois choquants, d’une cruauté à l’image de la détresse qu’ils expriment. Souvent magnifiques, dès lors qu’apparaît le souci humaniste de ne pas se voiler la face sur les questions que vivent douloureusement de nombreuses familles françaises.
Les « cris » de douleur de Vincent Humbert ont été nombreux et clairs :
» Si vous étiez à ma place, vous voudriez quoi : vivre ou mourir ? »
» Je ne veux pas que l’on s’apitoie sur mon sort, je veux simplement qu’on me comprenne »
» Demander la mort n’est pas une défaite ou une lâcheté mais un soulagement pour le malade et son entourage ».
Sa mère les a entendus et a commis l’irréparable par un geste qualifié avec beaucoup d’humanité par le Procureur de la République de Boulogne sur Mer, qui a sur le champ déclaré : il s’agit à la fois d’un geste réprimé par la loi et d’un profond drame humain, il faut pouvoir concilier les deux » .
Marie Humbert s’est sentie investie d’une mission contre-nature, celle d’une mère décidant par amour d’aider son fils à mourir : » quand, tous les jours, votre gamin vous dit : « maman, je n’en peux plus de souffrir, je t’en prie, soulage-moi », que feriez-vous à ma place ? Je me dis que je vais le remettre au monde, mais dans un autre monde où il sera heureux. «
» Je ne veux pas tuer mon fils, je vais l’aider à se suicider« . « Cette différence, dans mon cur, est très importante, on en a tellement discuté avec Titi (Vincent) ». » Il est tellement désespéré… Il est persuadé qu’après il sera heureux, c’est le principal ».
Le frère, Laurent , provoque par des propos crus, qui traduisent sans doute l’abomination de l’état de son frère : « quand j’ai appris sa mort, j’ai crié de joie dans la rue. J’ai annoncé la nouvelle à maman qui était aux anges, enfin libérée, tout comme Vincent, après ce si long calvaire. Puis je suis allé lui dire au revoir. Il était beau, reposé, serein. On lui avait enlevé tous ses tubes. Je crois qu’il est parti avec le sourire. C’était triste mais magnifique « .
En entendant ces phrases d’une effrayante brutalité, un sentiment contradictoire envahit immédiatement. Le sens d’une vie, lorsque la déchéance physique ou mentale est quasi absolue se pose. Mais qui peut décider que la mort est forcément une libération ? Bruno Frappat, dans son éditorial de « La Croix » le rappelle avec intelligence et cur : » la vie fardeau, la mort valeur ? Où nous mènerait une telle rupture anthropologique ? Au glissement progressif vers plus d’inhumanité ».
Patrick Verspieren, jésuite, directeur du département d’éthique biomédicale à la faculté de théologie de l’institut d’enseignement supérieur des jésuites, exprime une position mêlée de foi et de sentiment humain, qui en l’occurrence sont forcément sinon antagonistes, du moins difficilement compatibles. Il le fait avec l’intelligence critique dont sont capables les jésuites !
» La vie est un don de Dieu. Personne ne peut décider que la vie d’autrui n’a plus de valeur. C’est pourquoi l’Eglise condamne l’euthanasie , définie comme tout acte dont l’objectif est de provoquer la mort pour mettre fin à la souffrance d’autrui« .
« Si l’Eglise considère comme un soin le fait de soulager la douleur, même avec des antalgiques puissants, elle condamne aussi les traitements déraisonnables, à savoir l’acharnement thérapeutique pour maintenir la vie à tout prix. On peut d’ailleurs se demander si les réanimateurs n’ont pas été imprudents en cherchant à sauver la vie de Vincent en septembre 2000″.
Il ajoute, montrant les limites de ses certitudes de croyant : » je ne souhaiterais pas faire partie du jury d’assises si un tel procès devait avoir lieu un jour ».
L’éthique médicale, dans la France d’aujourd’hui, à législation constante, permet une réponse appropriée. Elle repose sur la conscience du médecin, sur le dialogue avec le patient et son entourage personnel. Mais il est vrai que beaucoup de questions se posent :
Jusqu’où faut-il se battre pour maintenir en vie ? A partir de quel moment une existence n’est-elle plus humaine mais « mécanique » ? Existe-t-il une sorte de « droit » au suicide ? La science permet-elle des pronostics vitaux certains ? Comment éviter le moindre trouble dans l’image auprès des malades d’un médecin qui ne saurait jamais devenir un administrateur de fin de vie ? Qui doit contrôler les décisions des médecins lorsqu’ils sont confrontés au dilemme final vis-à-vis de leur patient ? Peut-on garantir que le principe de l’opportunité des poursuites met le corps médical à l’abri d’une judiciarisation excessive de leurs actes ? Une codification des situations est-elle réaliste, utile ? Peut-on définir le concept de médecine « raisonnable » ?
C’est la mission et l’honneur du Président de la République, du Gouvernement et du Parlement devant, sur ce sujet, faire abstraction de tout clivage politicien de répondre à ces interrogations. Avec humanité et humilité. Avec le seul souci du respect de la dignité de toute vie humaine. Sans chercher la rationalité politique absolue, qui cherche à tout prévoir, organiser, décider sans souci de la spécificité de chaque détresse humaine.
En sachant non par lâcheté mais par humanisme concret confier la responsabilité au médecin, comme le recommande la fédération protestante de France qui laisse juge l’individu, malade, soignant ou proche : » aucune loi ni aucune instance morale ne peut prétendre supprimer la responsabilité éthique du patient, des médecins, de l’entourage « .
La mission d’information de l’Assemblée Nationale doit faire oublier que les députés votent la loi ou en proposent de nouvelles ! En l’occurrence, leur rôle est justement de définir ce qui est du domaine de la loi et ce qui doit être régi par une éthique universelle, par nature proche des réalités humaines et non codifiées à l’avance par le législateur.
Le professeur Didier Sicard, Président du Comité consultatif national d’éthique, trace la route en indiquant :
» Il existe des situations rarissimes – du type de celle de l’affaire Humbert – face auxquelles le droit et la loi restent en toute hypothèse muets. Comment en finir avec l’hypocrisie ? Comment confronter les principes éthiques à la vie vécue au quotidien ? »
Rappelons que la loi française ne s’oppose absolument pas à un arrêt des thérapeutiques inadaptées.
» Tu ne tueras pas » ne signifie pas que le devoir de vie s’apparente à un mépris de sens, de dignité auxquels chaque être humain a droit. Chacun doit bénéficier d’accompagnement approprié pour apaiser ses souffrances, ce qui, ne soyons pas aveugles, conduit parfois à un compte à rebours vers la mort.
Notre responsabilité politique est de garantir le respect de principes de déontologie et d’éthique, dans le parcours final de chaque homme. Sans jamais oublier le mystère de la vie.
Réaffirmer ces principes humanistes ne porte pas atteinte au respect d’une morale républicaine laïque !
Le député de Paris, Jean-Marie Le Guen, a eu grandement et honteusement tort d’accuser le Premier Ministre de « se ranger à une vision théologique de la société« .
La gravité du sujet devrait inspirer à chaque responsable politique une plus exemplaire dignité. Celle requise par la complexité, la grandeur et l’extrême difficulté du geste médical lorsqu’il accompagne la fin de vie.
Selon une étude menée par des réanimateurs français et publiée en 2001, 53% des décès survenus dans les services de réanimations sont liés à une décision médicale de limiter ou d’arrêter les soins. Près de 9 fois sur 10, la décision a été prise collectivement par des soignants, et dans 44% des cas la famille y a été associée.
En juin 2002, la société de réanimation a élaboré un protocole de décision sur les « limitations et arrêts de thérapeutiques actives en réanimation adulte » en estimant qu’ils « constituent la seule alternative éthique à un acharnement thérapeutique ; Le principe en est : » il n’y a pas d’obligation à instituer ou à maintenir une thérapeutique active quand il n’y a pas ou plus de bénéfice à en attendre pour le patient ».
Chaque famille française a tristement affronté vis-à-vis d’un proche la question du sens de la vie dès lors qu’il n’y a plus d’espoir de sauver et que la souffrance est intolérable.
Les unités de soins palliatifs, auxquelles des moyens supplémentaires doivent être donnés, aident quotidiennement concrètement les malades et leur famille.
Médecins, infirmières et infirmiers, aides soignants et l’ensemble du personnel hospitalier, donnent tous les jours le meilleur d’eux-mêmes pour traiter, diagnostiquer, surveiller, écouter, réconforter, apaiser. Avec la volonté de « gagner la partie », c’est à dire de mettre en échec la mort. Et d’aider à vivre le mieux possible.
Cette magnifique vocation, qui est beaucoup plus qu’un métier car tout de la personne est engagé, mérite que nous sachions leur faire confiance. Entièrement confiance, ce qui suppose que nous leur accordions les moyens nécessaires. Et la liberté d’agir.
Ce n’est pas une loi qui manque pour les aider à faire face à leurs responsabilités. C’est peut-être davantage notre soutien moral qui peut leur permettre de fabriquer l’énergie considérable qu’il leur faut pour savoir toujours rayonner d’une lumière de vie, même et surtout lorsqu’ils donnent la main à un mourrant.
Puissions-nous réussir à éviter toute fausse note idéologique, théorique et dogmatique en réouvrant le dossier épineux de l’accompagnement de la fin de vie.
Le déclenchement des projecteurs médiatiques lié au drame de Vincent Humbert ne sera utile qu’à cette condition.
C’est peut-être l’hommage posthume que nous lui dédions.
C’est en tout cas la marque de la reconnaissance que nous devons à tous ceux qui sans attendre notre analyse, jour après jour, se dévouent pour leur prochain, en choisissant, en leur âme et conscience, le geste qui sauve ou qui aide.
PS : voir également la page d’actualité du 23 décembre 2002 sur www.rddv.com » La bouleversante supplique du jeune pompier au Président est un électrochoc redoutable »