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Remise des insignes de Commandeur dans l’Ordre des Arts et des Lettres à Bernard Sobel

Cher Bernard Sobel,

Je suis fier de rendre hommage ici aujourd’hui, avec respect et émotion, à
une grande figure et à une conscience élevée de la scène française et du
théâtre de ce temps.

Il y a quelque chose de l'épure dans votre parcours.

Engagement, fidélité, exigence, en sont les maîtres-mots.

Le Berliner Ensemble… Gennevilliers… un répertoire dramatique inédit et
foisonnant, en sont véritablement les phares.

Metteur en scène, réalisateur, directeur de lieu : vous êtes bien plus que
tout cela, et rejoignez vous-même ceux que vous vous plaisez à nommer
« nos frères voyants », ces grands auteurs dramatiques, – car vous
préférez parler de poèmes dramatiques plutôt que de pièces de théâtre, –
ces poètes de l'âme, du verbe et de leur temps, qui font la richesse du
répertoire comme du théâtre contemporain.

« Le théâtre, – dites-vous, – doit donner du sens, il doit donner du
courage ».

C'est ce à quoi vous avez consacré votre vie d'homme, – d'homme engagé,
– vous qui, né en 36 de parents venus d’ailleurs, avez vécu les drames de
votre temps, l'enfance traquée, les doutes et la gravité de la génération
d'après-guerre, et connu ce sentiment aigu, et qui jamais ne vous a quitté,
que chaque instant de votre vie était à justifier.

Pour vous, le théâtre allait être cette justification. Vous y venez par le
cinéma, qui vous fascine dans votre enfance, et vous entraîne à l'Ecole de
cinéma de Babelsberg en RDA.

Là, c'est la rencontre décisive avec l'univers du Berliner Ensemble.

Vous y êtes assistant pendant 4 ans, de 1957 à 1960, puisant culture et
références aux sources mêmes du théâtre brechtien. Vous en nourrirez
désormais, avec une acuité toujours renouvelée, votre approche des
auteurs classiques et contemporains.

De retour en France, vous vous installez à Gennevilliers, salle des
Grésillons. En 1964, vous créez un groupe de théâtre amateur, l'Ensemble
Théâtral de Gennevilliers.

L'aventure se poursuivra 43 années durant, ne se démentira jamais, et
irriguera la vie et l'histoire du théâtre du XXe siècle.

L'on sait que votre action à la périphérie parisienne a revêtu un caractère
précurseur, et foncièrement fondateur. Votre premier spectacle
professionnel y est marqué du sceau de votre culture profonde, façonnée
à Berlin, dans le saint-des-saints brechtien, c'est « Homme pour
homme ».

En 1983, Gennevilliers devient Centre Dramatique National. En 1986, des
travaux embellissent le lieu et optimisent sa capacité d'accueil et de jeu.
Dès lors, – par votre talent de « passeur », par votre vision passionnée
des textes et des auteurs, par leur mise en perspective acérée, – vous
porterez cette scène au plus haut niveau, et n'y présenterez pas moins de
80 textes.

Grâce à vous, nous découvrons Ostrovski, en 1966 avec « Coeur
ardent », et nous le retrouvons il y a quelques mois pour un ultime succès,
celui de votre dernier spectacle en tant que directeur à Gennevilliers,
auquel je fus particulièrement ému d’assister, « Don, mécènes et
adorateurs ».

Grâce à vous encore, nous découvrons Heiner Müller, ou bien Isaac
Babel.

Grâce à vous, de Lessing à Genet, de Shakespeare à Claudel, de Molière
à Jarry, de Marlowe à Beckett, nous entendons de grands textes dans des
mises en scène qui font date. Vous convoquez également de grands
anciens ou la modernité la plus décapante, ainsi Euripide ou Sarah
Kane….

Il faudrait en citer bien d'autres, – tous ceux dont, sans cesse, vous vous
attachez à faire résonner la voix dans la cité, dans votre temps, dans les
esprits.

Vous ferez aussi de la salle des Grésillons le lieu d'accueil de jeunes
compagnies ou de metteurs en scène. Ils y fourbiront parfois leurs
premières armes. Ils auront pour noms Patrice Chéreau, Stéphane
Braunschweig ou Bruno Bayen.

Dans vos jeunes années berlinoises, vous avez eu la révélation que le
théâtre , « au moment où il s'élabore, est un lieu de dialogue, un lieu
public où on peut discuter ».

De ce « lieu de dialogue », vous avez fait un outil pour servir la mission
de service public du théâtre et votre conception profonde de la société et
du rapport à la culture.

Vous avez su défendre, avec subtilité et pugnacité, avec dignité et
humilité, le lien entre utopie et réalité dont le théâtre nous apporte un
ardent témoignage. Vous avez su concilier votre engagement pour un
théâtre populaire avec la conviction, – infiniment respectueuse de l'identité
de chacun et ô combien réaliste, – que la rencontre d'un individu avec la
dimension artistique procède d’abord d'une démarche intime et peut-être
secrète, et qu’en ce sens, elle n’est pas collective.

Tous les paradoxes du théâtre, cher Bernard Sobel, toute son apparente
fragilité et sa force unique, incroyable, pour dire l'époque, éveiller les
consciences et façonner les esprits, toute son aptitude à constituer une
mémoire collective, – vous avez su les réunir, les fédérer, pour en faire ce
langage vivant et si peu fugace qui reste aujourd'hui un recours majeur
pour créer le dialogue et susciter la compréhension.

Une de vos phrases, à propos de l'exercice de votre art, m'a beaucoup
impressionné : « Une étoile, je sais qu'elle n'existe plus et pourtant, je la
vois en tant que lumière ». N'est-ce pas là l'essence même de la
représentation théâtrale ?

C'est pourquoi je crois profondément en la force du théâtre, en l'action
structurante et fondatrice de ceux qui, – comme vous, – le servent avec foi,
raison, engagement. Je pense sincèrement, – comme vous, – que « l'art,
ce n'est pas du décor, c'est là où l'homme produit quelque chose de
vivant ».

Comme Jean Vilar, comme Antoine Vitez, – et d'une façon qui n'a jamais
été qu'à vous, – vous avez nourri notre conscience collective. Vous êtes
un grand passeur du répertoire classique et du répertoire contemporain.

Loin des modes et des dogmatismes, avec constance et pugnacité, vous
n’avez cessé d’apporter une ouverture sur le monde et sa pensée. Vous
avez conforté le théâtre et ceux que vous nommez les « poètes
dramatiques » dans leur rôle indispensable d'aèdes de la modernité.

Nous vous devons pour cela respect et gratitude.

Pour autant, cher Bernard Sobel, je souhaite que vous n'entendiez pas cet
hommage, qui, profondément, vient du coeur, comme un bilan!

Je sais que ce mot vous est étranger ! Il nous l'est aussi, à l'égard d'une
personnalité telle que la vôtre, dont l'Etat, et je m'en porte ici garant,
entend continuer d'accompagner le cheminement. Il importe que votre
aventure trouve maintenant à s'ancrer dans un lieu de transmission et de
formation des comédiens. Nous avons besoin de vous. Le théâtre et ceux
qui le servent ont besoin de vous.

Le théâtre de Gennevilliers ouvre aujourd'hui une nouvelle page de son
histoire, avec Pascal Rambert aux commandes, et en plein accord avec le
Maire de Gennevilliers, Jacques Bourgoin – qui est présent parmi nous, et
que je tiens à saluer – et le Département des Hauts-de-Seine. Je suis
heureux que cette mutation historique puisse se faire sous vos auspices,
puisque votre prochain spectacle en sera à l'affiche, rappelant que ce lieu
porte à jamais votre marque.

Bernard Sobel, au nom de la République, nous vous faisons Commandeur
dans l'Ordre des Arts et des Lettres.

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