Remise des insignes de Commandeur dans l’Ordre des Arts et des Lettres à Christoph Eschenbach
Cher Christoph Eschenbach,
Dans votre parcours exceptionnel, la musique semble bien jouer le rôle
d’un langage initiatique et fondateur.
Né à Breslau, ville alors allemande, aujourd'hui polonaise, dans une
famille de musiciens, vous n'avez connu ni votre mère, disparue à votre
naissance, ni votre père, antinazi convaincu, tué sur le front de l'Est.
Une proche parente arrache à l’enfer d’un camp de réfugiés l'enfant
épuisé, muet, que vous étiez devenu. Elle vous donnera son nom,
Eschenbach, et vous permettra de renouer les fils de votre vie grâce
aux leçons de musique qu'elle donne et que vous écoutez avidement.
A l'âge de 7 ans, vous retrouvez la parole et vous trouvez votre voie.
Votre premier mot est : « oui ».
La question était : « veux-tu faire de la musique ? ».
Dès lors, vous étudiez le piano, le violon, puis la direction d'orchestre.
Fasciné par les sonorités d'une grande formation symphonique, vous
vous grisez dès l'enfance de la pratique de l'orgue, où vous vous
plaisez à les retrouver.
Mais c'est par une étroite communion avec les plus grands maîtres que,
très vite, vous recevez les meilleurs principes de la direction
d'orchestre, cet art si mystérieux.
C'est d'abord Wolfgang Sawallisch, dont, cinq années durant,
spectateur passionné, vous ne manquez aucun concert, qui vous
imprègne de son art.
Ce sont ensuite les relations privilégiées que vous entretiendrez avec
Georges Szell et Herbert von Karajan.
C'est le piano qui vous rapproche, très jeune encore, de l'un et de
l'autre, nous laissant le témoignage d'enregistrements exceptionnels.
Vous vous consacrez en effet tout d'abord à votre carrière de pianiste.
En 1965, le Premier Prix au concours Clara Haskil à Lucerne vous a
ouvert les portes d'une carrière de virtuose. C'est alors qu'Herbert von
Karajan, au terme d'une audition historique qui se prolonge plus d'une
heure, enregistre avec vous comme soliste et l'Orchestre
Philharmonique de Berlin le 1er Concerto pour piano de Beethoven et
que Georges Szell vous invite à Cleveland pour vos débuts de soliste
aux Etats-Unis.
Evoquant ce que vous avez reçu de l'un et de l'autre, vous direz de Szell
qu'il fut le dessinateur, vous apportant la construction et le mouvement,
et de Karajan qu'il fut le peintre, vous apportant les nuances et les
couleurs.
Des grands moments de votre carrière de pianiste, je retiendrai le duo
que vous avez formé avec Justus Frantz, ou le répertoire des lieder de
Schumann, Brahms ou Schubert, que vous avez approfondi en
accompagnant le baryton Fiescher-Diskau. En tant que soliste, vous
inscrivez aussi à votre panthéon Bach, Chopin ou Bartok, et bien sûr
Mozart, dont vous enregistrez les sonates, entre 1967 et 1969. Vous
êtes aussi, très tôt, attiré par la musique contemporaine : en 1968, vous
créez le Deuxième concerto de Henze, et en 1979 vous êtes le
dédicataire des Variations d'Aribert Reimann.
Pianiste majeur de notre temps, vous affirmez pourtant, cher Christoph
Eschenbach, que votre activité de soliste fut comme une « salle
d'attente » vous préparant à la direction d'orchestre à laquelle vous
aspiriez !
En 1972, avec l'Orchestre symphonique de Hambourg et la 3ème
symphonie d'Anton Brückner, vous franchissez le pas, abandonnant le
tabouret du soliste pour le pupitre du chef, et ne souhaitant plus vous
produire en soliste, mais en duo, ou dirigeant l'orchestre du piano. « En
tant que chef, dites-vous, je veux pouvoir faire de la musique de
chambre humaine ».
En 1975, ce sont vos débuts américains au pupitre de l'Orchestre
symphonique de San Francisco, suivis d'invitations à la tête des grands
orchestres américains : New-York, Los Angeles, Cleveland, Chicago,
Philadelphie, Boston. En Europe ce sont le Philharmonia et le London
Philharmonic, la Staatskapelle de Dresde, les Orchestres
Philharmoniques de Berlin, Vienne et Munich, ainsi que, déjà,
l'Orchestre de Paris, qui vous accueillent.
En 1988, étape décisive, vous prenez la direction de l'Orchestre de
Houston dont vous faîtes, en dix ans, l'un des grands orchestres
américains.
Vous serez aussi le directeur musical de l'Orchestre symphonique de la
NDR à Hambourg de 1998 à 2004 et, depuis 2003, celui du Philadelphia
Orchestra, parallèlement à l'Orchestre de Paris où nous avons eu le
privilège de vous accueillir en 2000.
Depuis bientôt six ans, vous avez accompli un travail magnifique à la
tête de cette phalange, dans la lignée des chefs prestigieux qui depuis
sa création en 1967, se sont succédé à son pupitre. Charles Munch fut
le premier, suivi d'Herbert von Karajan, sir Georg Solti, Daniel
Barenboïm et Semyon Bychkov.
Sous votre direction, l'Orchestre de Paris a réalisé une intégrale
Beethoven, une intégrale Brahms, une intégrale Schumann ; il a
interprété de nombreuses symphonies de Mahler ou Bruckner, ces
grands représentants du répertoire germanique où votre inspiration
s'épanouit avec force. Vous l’avez également dirigé dans Ravel ou
Schoenberg. La saison en cours donne pleinement la mesure de votre
ambition pour cet orchestre que vous avez dirigé dans l'intégrale de la
Tétralogie.
Mais je tiens également à souligner votre intérêt pour la création
musicale contemporaine avec la création du concerto pour violoncelle et
orchestre du jeune compositeur allemand Matthais Pintscher.
Sous votre direction le prestige international de l'Orchestre de Paris s'est
encore accru. Des tournées ont fait date : la Chine, à l'automne 2004, fut
triomphale ; l’Allemagne, en février 2005, mémorable ; et les légendaires
Proms londoniennes vous invitent à nouveau.
Nous nous réjouissons tous que, dans quelques mois, la Salle Pleyel,
rénovée, modernisée, vous offrira un lieu à la mesure de votre talent, de
la ferveur de vos musiciens et des attentes de votre public.
Attentif à la transmission comme à la conquête des publics, vous
poursuivez à la tête de l'Orchestre de Paris, depuis 2003, une politique
de formation des jeunes musiciens, en liaison avec le Conservatoire
Supérieur de Paris, ainsi que des actions éducatives dynamiques en
direction du jeune public. Plus de 8 000 enfants et adolescents
bénéficient ainsi, chaque année, de rendez-vous réguliers, répétitions
ouvertes ou concerts spécifiques.
Vous qui avez connu les horreurs de la guerre, considérez à juste titre
les musiciens comme des messagers de la paix.
Comment exprimer mieux que vous ne l'avez toujours fait le lien de la
vie avec l'art ? « Je crois, dites-vous, à ce quelque-chose que la
musique me donne chaque jour et sans lequel l'art n'est pas possible ».
Ce que la musique vous donne chaque jour, cher Maître, c'est à nous
que, à votre tour, vous en faites don.
Je vous le dis avec beaucoup d’émotion, nous vous en devons, au-delà
de l'admiration, gratitude et respect.
Christoph Eschenbach, au nom de la République, je suis heureux et fier
de vous faire Commandeur dans l'Ordre des Arts et des Lettres.