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Remise des insignes de Commandeur dans l’ordre des Arts et Lettres à Léon Fleisher

Cher Léon Fleisher,

Je suis très heureux de vous accueillir dans ces salons de la rue de
Valois. Vous êtes l’un des plus éminents pianistes de notre époque, un
interprète inspiré et respectueux, passionné, déterminé et courageux.

Votre carrière a été aussi brillante que votre génie fut précoce. Vous
naissez à San Francisco, où votre mère est professeur de chant. Elle
vous ouvre très tôt le chemin de la musique, que vous empruntez dès
l’âge de 4 ans, par des cours de piano. A 8 ans, vous donnez votre
première récital en public. Un an plus tard, vous devenez l’un des rares
élèves du pianiste légendaire Arthur Schnabel, dans sa résidence aux
bords du Lac de Côme. A 16 ans, vous vous produisez déjà avec
l’Orchestre Philharmonique de New York, sous la direction de Pierre
Monteux.

En 1952, vous êtes le premier artiste américain à obtenir le Grand Prix
du Concours international de piano de la Reine Elisabeth de Belgique,
qui contribue à développer votre carrière internationale, en Europe,
mais aussi en Amérique du Sud et, évidemment, aux Etats-Unis, votre
terre natale.

Votre carrière est lancée, ponctuée d’enregistrements qui témoignent
de votre virtuosité et deviennent rapidement des versions de référence.
Je pense aux concertos pour piano de Beethoven et de Brahms,
réalisés en 1958 avec le Cleveland Orchestra, sous la direction de
George Szell, qui restent encore à ce jour des interprétations
canoniques pour tous les pianistes.

Cette ascension fulgurante est brutalement interrompue au milieu des
années 60 par des problèmes à la main droite, mais votre passion
infinie pour la musique et votre grande détermination à la servir, par
tous les moyens, sont plus fortes que tout. Vous vous lancez dans la
direction d'orchestre et vous fondez en 1967 le Theater Chamber
Players au Kennedy Center de New York. En 1970, vous devenez
directeur musical du Annapolis Symphony et, en 1973, chef associé du
Baltimore Symphony. Vous dirigez les plus grands orchestres
américains, mais aussi des orchestres européens, et notamment ceux
de Lille, de Montpellier, de Lyon, ainsi que l’Orchestre de Chambre
d’Europe.

Vous ne cessez véritablement de jouer que pendant deux années, après
lesquelles vous choisissez d’explorer un nouveau répertoire, consacré à
la main gauche, dont vous faites rapidement le tour. Vous entreprenez
donc de découvrir de nouvelles oeuvres. En décembre 2004, vous êtes
le premier à interpréter, avec le Philharmonique de Berlin et Simon
Rattle, le Concerto pour la main gauche de Hindemith, dont le manuscrit
n’a été retrouvé qu’en 2003 dans les papiers laissés aux Etat-Unis par la
veuve de Paul Wittgenstein qui l’avait commandé, mais ne l’avait jamais
créé ! Je me réjouis que le public parisien puisse admirervotre
interprétation de cette pièce unique du grand compositeur allemand de
la génération de Ravel, dans trois jours, avec l’Orchestre National de
France au Théâtre des Champs-Elysées.

Vous êtes un grand pédagogue : vous tenez à transmettre votre
virtuosité exceptionnelle et votre flamme aux élèves du Peabody
Institute de Baltimore, du Curtis Institute de Philadelphie, mais aussi
dans les académies estivales et, depuis quelques années, à la Glenn
Gould School du Conservatoire royal de musique de Toronto. Aussi
humble que talentueux, vous affirmez que « les plus grands bienfaits de
l'enseignement sont avant tout pour le professeur, parce que c'est lui qui
apprend le plus. » C’est sans doute l’un des seuls points sur lequel vos
élèves, qui vous ont surnommé « l’Obi Wan Kenobi du piano », au
Peabody Institute, oseront vous contredire.

Pour vous, tout l’art du pianiste relève d’un jeu subtil entre trois
personnalités : « Le pianiste est en fait un schizophrène confirmé. Il doit
se séparer en trois à tout moment. La personne A doit entendre à
l'avance ce qui sera joué. La personne B aura le plaisir physique de
jouer, d'abaisser les touches. La personne C écoute et analyse le
résultat produit et propose des ajustements à B pour que A soit satisfait.
C'est un dialogue constant, qui n'arrête jamais ! » Instillant votre fougue
dans le jeu de vos élèves, vous avez formé les plus grands pianistes, et
notamment les Français Nicolas Angelich et Hélène Grimaud.

Je suis fier de rendre l’hommage de la France à un pianiste
exceptionnel, un « passeur » enthousiaste, qui inspire un très grand
respect chez ses élèves, et un homme de grand courage, qui puise son
énergie et sa force dans une très belle passion.

Cher Léon Fleisher, au nom de la République, nous vous remettons les
insignes de Commandeur dans l’Ordre des Arts et des Lettres.

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