Imprimer cet article - Envoyer à un ami

Remise des insignes de Chevalier dans l’Ordre national de la Legion d’Honneur à Wong Kar-Wai

Cher Wong Kar Wai,

Je suis très heureux et très fier de vous rendre aujourd’hui l’hommage
solennel de la France, au coeur de ce festival qui vous a plusieurs fois
témoigné la reconnaissance et l’admiration de la grande famille du
septième art, en présentant et en récompensant vos oeuvres, et qui vous
a désigné cette année comme Président du jury, le premier issu de cette
immense patrie des arts, des lettres, de culture et de cinéma, la Chine.

Votre génie a traversé les frontières et les mers, pour illuminer les
écrans du monde entier, des couleurs, des parfums, des sons et des
émotions de Hong Kong, cette cité qui vous captive depuis que vous y
êtes arrivé, avec vos parents, en provenance de Shanghaï, à l’âge de
cinq ans, et qui nous fascine, depuis que vous distillez ses déceptions,
ses détresses, ses amours et ses espoirs, pour nous en offrir la
quintessence, dans des tableaux somptueux, où la perfection formelle
n’a d’égale que la subtilité des sentiments de vos personnages.

« Le cinéma, disait Cocteau, c’est l’écriture moderne dont l’encre est la
lumière. » Vous avez inventé un nouveau cinéma, un nouveau langage,
une nouvelle écriture, d’encre et de lumière, qui ont bouleversé les
sensations du public et ont éclairé le chemin de toute une génération de
cinéastes.

Oui, au commencement était bien l’écriture de cette baie parfumée, où
vous avez grandi, bercé par la passion de votre mère, le cinéma. Enfant,
puis adolescent, vous vous imprégnez de l’ambiance des salles de
Kowloon et des images venues du monde entier.

Vous vous lancez, après le lycée, dans des études supérieures d’arts
plastiques et graphiques, tout en vous passionnant pour la photographie,
et notamment pour les travaux de Robert Frank, Henri Cartier-Bresson
et Richard Avedon. Cette fascination première pour la beauté et la force
de l’image fixe est sans doute l’une des clés de l’univers si particulier, du
style reconnaissable entre tous, qui transparaît à travers chacune de vos
oeuvres très singulières. Un style qui doit également beaucoup, vous
n’avez jamais cessé de le rappeler, à votre complice de toujours, le chef
opérateur Christopher Doyle, lui aussi passionné de photographie.

Après avoir obtenu votre diplôme en conception graphique, vous entrez
comme assistant de production à la chaîne Hong Kong Television
Broadcasts. Vous vous lancez alors dans l’écriture de scénarios pour
des téléfilms et des séries télévisées. Votre talent narratif, la justesse et
la précision de votre plume, vous propulsent dans l’équipe très convoitée
du scénariste Barry Wong, qui vous ouvre les portes du septième art.

Dès lors, votre oeuvre illustrera cette conviction que vous aviez exprimée
ici même, en donnant une magistrale leçon de cinéma, en 2001 :
« chaque film a sa part de chance ». Chacun de vos films porte aussi la
marque de votre génie.

Vous commencez par écrire des scénarios d’une très grande diversité.
Vous collaborez au film The Final Victory, du réalisateur Patrick Tam, qui
est aussi votre ami. Convaincu de votre grande valeur, il produira en 1988
votre premier long métrage en tant que réalisateur, As tears go by, dont la
traduction exacte du titre original est La Carmen de Mongkok, avec
notamment Andy Lau, Maggie Cheung et Jacky Cheung. Fortement
inspiré par le chef d’oeuvre Mean Streets de Martin Scorsese, et par vos
observations de ces quartiers que l’on dit jaunes – en chinois – , dont vous
montrez mieux que personne la désespérance et l’énergie des vies
étriquées qui s’y affrontent.

Deux ans plus tard, vous réunissez les jeunes espoirs du cinéma,
notamment Maggie Cheung et Leslie Cheung, pour votre deuxième film :
toujours inspiré de ces personnages que vous avez observés, de cette
génération désenchantée, Nos années sauvages, dresse le portrait d’un
beau jeune homme en quête d’identité, pris dans un étrange chassécroisé
amoureux. L’élégance de la mise en scène, la sobriété des
mouvements de caméra, la beauté des images et des couleurs,
l’originalité, la modernité de ce style langoureux et contemplatif qui
marqueront désormais votre virtuosité, envoûtent les critiques
internationaux et vous valent cinq prix au Hong Kong Films Awards.

En 1994, vous vous lancez dans le cinéma de genre, en réalisant un film
de sabre et de chevalerie, comme l’on dit en Chinois, Les Cendres du
Temps, adapté d’un roman de Louis Cha – que j’ai eu la joie de distinguer
à Hong Kong, en octobre 2004, en lui remettant les insignes de
Commandeur dans l’ordre des Arts et des Lettres.

Toujours aux côtés de celle qui est devenue votre égérie, Maggie Cheung
[Djeung], et de Leslie Cheung, votre distribution prestigieuse réunit entre
autres Brigitte Lin [Line], Tony Leung et Jacky Cheung pour ce chef
d’oeuvre ambitieux qui s’inscrit dans la plus grande tradition du cinéma
chinois. Nouveau chassé-croisé amoureux et destructeur, rythmé de
scènes de combat à la beauté saisissante de précision et de perfection,
Les Cendres du temps est encore une fois totalement atypique, et
résolument novateur.

C’est pendant son tournage, et même pour en parfaire le financement,
que vous réalisez Chungking Express, qui entremêle de nouveaux destins
ordinaires et mystérieux, dans une danse improvisée au fil des scènes,
que vous chorégraphiez de main de maître. Vous en écrivez le scénario
au fur et à mesure, en vous nourrissant du travail des acteurs que vous
inspirez au fil de la création. Cette oeuvre, tournée et montée en un temps
record, devient aussitôt un film culte, qui touche toute une génération,
jusqu’en Occident.

Un Occident qui vous découvre plus sombre, dans Les Anges déchus, film
que vous écrivez et réalisez en 1995. Vos personnages, noctambules
excentriques, écorchés vifs, enfermés dans la solitude de leurs
monologues et de leurs rêves, se frôlent, sans se rencontrer, mais en nous faisant partager leurs visions mélancoliques et ironiques de leurs
vies habitées du souvenir des êtres aimés.

Vos trois derniers films ont été en compétition ici même, à Cannes.

Happy
together, tout d’abord, road-movie pionnier, pudique et sans tabou de
deux amants qui fuient Hong-Kong pour recommencer à zéro à Buenos
Aires, remporte le prix de la mise en scène en 1997.

Le nouveau millénaire sera celui d’In the Mood for love, bijou d’élégance
et de grâce qui ensorcelle la critique et le public, au rythme syncopé des
valses lentes et des mambos qui ponctuent les mouvements subtils de la
délicate Maggie Cheung. Le raffinement de votre mise en scène, la
finesse des mouvements de votre caméra et la pudeur de vos
personnages, répandent un parfum subtil et enivrant. Le temps est
comme suspendu aux lèvres de ces deux âmes délaissées, qui s’essaient
à forcer le destin. Pour vous, « un film est une danse avec le public. »

Une
danse intemporelle, sur cette partition des sentiments humains, que vous
jouez en virtuose avec une infinité de variations.

Avec l’épopée 2046, vous emportez votre public dans un feu d’artifices
d’images et de sons, pour ce conte extraordinaire mêlant le graphisme
futuriste et l’anticipation, aux images d’archives du Hong Kong des
années soixante, véritable décor de la vie de l’écrivain qui les imagine
(magistralement interprété, une fois de plus, par Tony Leung). Un écrivain
perdu dans la concordance des temps du souvenir, du réel et de l’utopie,
et qui voit défiler, dans la chambre voisine, comme dans son imagination,
les jeunes femmes – et quelles jeunes femmes ! Maggie Cheung [Djeung],
Faye Wong, Gong Li et Zhang Ziyi [Djang Dzeu Yi]– tour à tour muses,
fantômes et fantasmes qui hantent son esprit.

Après ce chef d’oeuvre de maîtrise formelle, votre public attend avec
impatience, et dévotion, votre prochaine danse.

« Quand on se croise, un millimètre nous sépare », constate l’un des
personnages de Chungking Express. Vous nous fascinez par les
rencontres, les solitudes, les proximités, les occasions manquées, qui, au
sein du labyrinthe des raisons et des passions, des chants et des
silences, façonnent les destins parallèles de vos personnages
romantiques et désenchantés, en rythmant leurs vies humaines et en
dessinant une vision du monde.

Cher Wong Kar-Wai, au nom du Président de la République et des
pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous remettons les insignes de
chevalier de la Légion d’honneur.

Laisser une réponse