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Remise des insignes de Commandeur dans l’Ordre national de la Légion d’Honneur à Mikis Theodorakis à Athènes

Cher Mikis Théodorakis,

C’est un grand plaisir, et une immense fierté pour moi de rendre
aujourd’hui, ici, à Athènes, l’hommage de la France à un homme à
l’itinéraire exceptionnel, qui incarne éminemment, aux yeux du monde
entier, le long chemin que la Grèce de l’après-guerre a dû faire pour
conquérir sa liberté et sa dignité, et retrouver ainsi sa place en Europe et
dans le monde.

Nous célébrons ce soir la force de la culture, et je dirais même les armes
de la culture : la culture comme force, la culture comme arme. Car c’est
bien par la culture que vous êtes entré dans l’histoire. C’est par la culture
également que vous avez forgé votre lien avec la France, et que vous avez
exprimé votre foi dans l’avenir d’une Europe unie et forte.

La culture a toujours été pour vous un combat, contre les dictatures, contre
l’aliénation de l’homme, contre les conformismes. La culture est une
résistance, une andistasi, dont vous symbolisez la force, à la fois par votre
parcours politique, par vos créations artistiques et par vos engagements
francophiles.

Le combat pour la liberté, contre les forces de l’oppression, vous l’avez
porté pendant la Seconde Guerre mondiale, et vous l’avez poursuivi durant
la Guerre civile, où vous avez fait surgir l’idée de résistance culturelle.

Cette résistance culturelle, vous l’avez par la suite toujours déployée
comme l’étendard des valeurs démocratiques. Mais, en ces années
sombres de la Guerre civile, le combat était aussi physique, comme ce jour
où, après avoir été battu et laissé pour mort, vous vous êtes réveillé à la
morgue. Suivent l’exil, et la déportation à Ikaria et Makronissos : la
souffrance, la maladie, la torture, auxquels votre corps et votre esprit
réussissent à résister.

Dans les années qui suivent, vous devenez un acteur de premier plan de la
vie politique grecque, en présidant notamment les « Jeunesses
Lambrakis ».

Alors que la junte des colonels plonge la Grèce dans la dictature et la
terreur, vos chansons sont interdites et vous êtes arrêté, emprisonné,
maltraité, ce qui suscite l’indignation internationale. C’est finalement la
France qui a le privilège de vous accueillir pour un exil libérateur, pendant
lequel vous poursuivez votre combat contre la junte.

À votre retour, la Grèce vous fait un triomphe, celui qu’elle doit à son
héros national. Depuis, aux yeux de vos compatriotes et du monde entier,
vous incarnez l’esprit grec, une idée forte de l’indépendance, un refus de
l’affadissement des valeurs, de l’aliénation des êtres, de
l’appauvrissement des rêves.

Je suis fier de rappeler que la France a su se tenir à vos côtés lors de ces
terribles épreuves. Elle vous offre d’abord, en 1954, une bourse pour
poursuivre vos études à Paris, auprès d’Olivier Messiaen et d’Eugène
Bigot. Vous y perfectionnez votre formation classique qui vous amènera à
écrire, plus tard, de la musique de chambre, des oratorios, des
symphonies, des opéras. Puis elle permet de vous arracher, en avril 1970,
aux chaînes de la Junte des Colonels, et elle vous accueille à nouveau à
Paris où Maria Farantouri et Petros Pandis, popularisent vos chansons,
qui transposent les vers des plus grands poètes grecs et renouvellent la
musique de votre pays. C’est à cette époque que vous vous liez à Pablo
Neruda et que vous composez votre célèbre Canto General, c’est à la
même époque que vous composez la musique du célèbre film de Costa
Gavras État de siège, et que vous faites la connaissance de nombreuses
personnalités françaises des arts, des lettres ou de la politique. C’est en
France, également, que naissent vos enfants.

Vos chansons sont devenues des hymnes pour tous les amoureux de la
liberté. Vos créations musicales ont en effet toujours porté votre combat.
Vous luttez toujours avec vos propres armes, les mots et la musique,
incarnant les paroles d’Odysseas Elytis :
Instruis-toi
Et bagarre-toi
À chacun selon ses armes.

Votre art a fait évoluer, progresser toutes les formes musicales. La
diversité et la richesse de votre oeuvre s’étendent également à la poésie,
au récit en prose, à la philosophie, à la musicologie et à l’essai politique.

C’est en apportant la poésie au peuple par votre musique que vous avez
fait de l’art une arme de liberté. Vous avez ainsi mis en musique et révélé
les vers de Yannis Ritsos ( je songe au fameux Epitaphios), d’Odysseas
Elytis ( comment ne pas se souvenir de l’admirable Axion Esti), de Tasos
Livaditis, de Kostas Varnalis, et de nombreux autre auteurs grecs, mais
aussi de Federico Garcia Lorca et de Pablo Neruda. En élaborant la
musique populaire et byzantine, vous avez permis au peuple grec de
retrouver ses sources. En lui faisant goûter sa poésie, vous lui avez rendu
sa fierté. Quelle émotion d’entendre les salles, les stades et les
amphithéâtres reprendre en choeur les vers des poètes éclairés par votre
musique ! Quelle émotion de retrouver les voix de vos interprètes, celle de
Maria Farantouri, celle de Grigoris Bithikotsis, de Petros Pandis et de tous
ceux qui ont transmis votre oeuvre en accompagnant les combats d’un
peuple.

Si vos chants ont toujours été associés aux luttes du peuple grec, votre
musique s’est également déployée hors de ces frontières, grâce à des
chefs d’oeuvre du cinéma (ceux de Michel Cacoyannis, bien sûr, Électre,
Zorba) et à des reprises par des orchestres de l’Europe et du monde
entier. De l’autre côté de la mer Égée, avec Omer Zulfu Livaneli, vous
avez chanté votre amitié pour la Turquie, terre dont votre mère Myrto était
une réfugiée. C’est la dimension universelle de votre musique que
l’UNESCO a consacrée, en vous décernant son prix de la Musique en
2005.

Si la musique est pour vous le langage universel de la liberté, elle est
aussi un élément cardinal de votre francophilie. Aujourd’hui, votre voix
rejoint souvent celle de la France pour s’élever contre toutes les formes
d’assujettissement culturel, et toutes les barbaries. Cette volonté
d’indépendance, cette capacité à dire « non », cet esprit européen de
liberté est l’un des socles de l’amitié franco-hellénique, dont vous êtes un
héros contemporain.

Je tiens enfin à saluer votre souci d’établir une tradition familiale de
francophilie. Il y a, m’a-t-on dit, au Lycée franco-hellénique d’Athènes, une
jeune Myrto, dont le grand-père est musicien, et qui déclare aimer le
français « parce que c’est une langue mélodique » !

Votre vie, marquée par l’engagement, ponctuée par la souffrance, lie
intimement votre oeuvre prolifique, et vos combats politiques. Le combat
d’un peuple « mordant l’obstination à pleines dents » – pour reprendre les
vers de Yannis Ritsos – représente pour vous celui de tous les peuples :
« J'ai toujours rêvé d'une Europe des sciences, des arts, des grandes
conquêtes sociales, de la démocratie et de la paix, de l'Europe des forces
du travail et de la culture. De l'Europe des peuples. »

Mikis Théodorakis, au nom du Président de la République, et en vertu des
pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous remettons la cravate de
Commandeur de la Légion d’Honneur.

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