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Remise des insignes de Chevalier dans l’ordre national de la Légion d’honneur à Etienne Chatiliez

Cher Etienne Chatiliez,

Je suis très heureux de vous recevoir aujourd’hui rue de Valois, pour
honorer en vous un réalisateur de génie, qui a fait rire et grincer les
dents de millions de spectateurs. Vous avez allègrement versé du vitriol
sur les photographies de famille parfaite, et définitivement bouleversé le
mythe du couple idéal, des parents idéaux, de la grand-mère idéale, de
l’enfant idéal, vous avez instillé la cruauté jouissive, l’aigreur
revancharde et la méchanceté jubilatoire dans la tranquillité de la
bourgeoisie bien-pensante, vous avez donné vie à des personnages
cultes, qui sont devenus de véritables types sociaux, des familles
Groseille et Le Quesnoy à Tanguy, en passant par l’acariâtre Tatie
Danielle.

Et pourtant, c’est au pays des dents blanches et des brushings
impeccables que vous faites vos débuts. Après un passage à Europe 1,
vous entrez dès 1980 comme concepteur-rédacteur à l’agence
CLM&BBDO, où vous réalisez des films publicitaires pendant sept ans.

Vous y soufflez un vent radicalement nouveau, et imposez un univers
bien à vous, décalé, audacieux, irrésistible. Les seize clips débridés
d’Eram, qui ont imposé la marque populaire dans les rédactions des
magazines féminins les plus exigeants, le fameux « My teinturier is
rich », scandé par Christophe Salengro pour Free Time, la saga des
« fêlés des pâtes » pour Lustucru, et le papier toilette Trèfle filmé façon
Parapluies de Cherbourg, toutes vos réalisations marquent le petit
monde de la publicité et vous propulsent rapidement au rang de génie
de la réclame, de visionnaire de l’image et de grand prêtre du slogan.

Mais le grand écran vous attire et vous décidez, en plein succès, de
vous lancer dans la réalisation d’un long-métrage, avec votre assistante
en publicité, Florence Quentin. En élèves exemplaires, vous achetez
des petits guides sur l’écriture de scénario, et partez vous isoler quinze
jours à Porquerolles. Vous en revenez avec un synopsis, intitulé La Vie
est un long fleuve tranquille.

Qui pouvait alors imaginer que vingt ans plus tard, le public entonnerait
encore l’hymne Jésus revient du Père Aubergé, et aurait encore les
larmes aux yeux à la simple évocation de la petite phrase « Le lundi,
c’est ravioli » ?

Pour votre premier long-métrage, vous campez une comédie acerbe,
grinçante, insolente, en imaginant deux familles que tout oppose : d’un
côté, les Le Quesnoy, les bourgeois propres sur eux, bigots et bienpensant,
de l’autre, les Groseille, les prolétaires, voleurs, menteurs,
sales et vulgaires. Deux mondes qui n’auraient jamais dû se rencontrer,
deux mondes que vous réunissez grâce à une idée de Florence
Quentin : l’échange de bébés à la naissance. « C’était suffisamment
vicieux pour nous intéresser », avez-vous affirmé. C’était suffisamment
génial pour faire pleurer de rire la France entière, qui a plébiscité le film.

Mais vous avez trouvé plus vicieux encore : après avoir détruit le mythe
familial dans La vie est un long fleuve tranquille, Florence Quentin a l’idée
de s’attaquer au cliché de l’angélisme naïf : le personnage stéréotypé de
l’adorable vieille femme. Dans votre univers, la tantine se gave de
bonbons en cachette, torture sa femme de maison, Odile, qui meurt sous
ses yeux, et tyrannise la famille de son neveu qui l’accueille à bras
ouverts. Cela donne, en 1989, une Tatie Danielle magistralement
interprétée par Tsilla Chelton, un personnage abject, diabolique, et féroce,
qui nous trouble, nous rend mal à l’aise, mais aussi, par on ne sait quelle
magie, nous fait rire, et nous touche. Parce que Tatie Danielle finit par
tomber sur plus dur qu’elle, en l’occurrence sur sa garde malade, la
coriace Sandrine, jouée par la fantastique Isabelle Nanty. C’est alors à un
combat sans merci de deux titans du sans-gêne et de la méchanceté, à
une lutte à mort de deux monstres du cynisme que vous conviez le public,
qui assiste, médusé et ému, à l’éclosion de leur incroyable amitié.

Je le disais tout à l’heure, vos personnages ne sont pas des caricatures,
ce sont des types, des caractères, ils sont universels, ils sont justes, au
point qu’il existe aujourd’hui en psychologie un « syndrome Tatie
Danielle » !

Tout comme il devrait exister le syndrome Francis Bergeade, du nom du
héros du film que vous réalisez ensuite, en 1995, Le Bonheur est dans le
pré, joué par le génial Michel Serrault. Chef d’une entreprise de lunettes
de toilettes, harcelé par les impôts et par ses ouvrières, flanqué d’une
femme et d’une fille insupportables, il trouve refuge auprès de son copain
bon vivant, le décapant Eddy Mitchell, avant de s’enfuir trouver le bonheur
à la campagne. Fable réjouissante sur le désir de changer de vie, de
goûter à des plaisirs plus simples, plus authentique, loin des fâcheux, Le
Bonheur est dans le pré est encore une fois l’histoire touchante et drôle
d’une rencontre improbable, qui transforme profondément chacun des
protagonistes, un conte de fées insolent et moderne, une fois de plus
plébiscité par le public.

Vous faites ensuite une pause dans votre nouvelle carrière de réalisateur,
interrompue seulement en 1999, lorsque vous passez devant la caméra
pour la comédie survoltée Doggy Bag, de Frédéric Comtet, et l’année
suivante, pour la réalisation d’un court-métrage, La Famille Médicament,
dans le cadre du concours Scénario sur la drogue, lancé par le Centre
régional d'information et de prévention du SIDA d’Ile-de-France. Vous y
gardez votre liberté de ton, ce mélange explosif de réalisme et de
bizarrerie, pour décrire la folie ordinaire d’une jeune mère moderne, qui
résout chaque contrariété de la journée par un médicament.

A l’aube du nouveau millénaire, vous décidez de vous attaquer à un
nouveau cliché, aussi coriace que la Tatie gâteaux : celui de l’amour
parental et de l’enfant parfait. En 2001 sort sur les écrans français une
comédie désopilante sur l’exaspération profonde de deux parents, Sabine
Azéma et André Dussolier, hilarants, qui déclarent une guerre ouverte à
leur fils, Tanguy, trentenaire envahissant, surdiplômé pot-de-colle,
sinologue pédant, irritant de dévotion filiale, qui s’acharne à ne pas vouloir
quitter le cocon familial. Aussi acide que les remontées gastriques qui
taraudent Sabine Azéma, le film remporte un immense succès et donne
encore une fois son nom à un nouveau type social.

Dans votre dernier opus, La Confiance règne, en 2003, vous faites naître
l’amour entre deux marginaux joués par Cécile de France et Vincent
Lindon, deux êtres insouciants, burlesques, excessifs, deux électrons
libres qui bouleversent la tranquillité des demeures où ils travaillent
comme domestiques. Encore une très belle rencontre, entre deux mondes
que tout oppose, et que vous confrontez avec délectation et irrévérence.

Vous êtes le poil-à-gratter de la bienséance et des mythes familiaux, que
vous avez soigneusement rongés de votre humour abrasif. Vos films
dérangent et font rire, ils mettent mal à l’aise et touchent profondément le
spectateur, au coeur et à l’esprit. En conférant à vos personnages une
portée universelle, en parant ces monstres de cynisme d’une grande
tendresse, en épinglant avec une grande justesse les hypocrisies et les
failles de vos contemporains, en analysant et en devançant avec autant
de finesse que de profondeur les évolutions de notre société, vous êtes
devenu l’un des réalisateurs préférés des Français.

Cher Etienne Chatiliez, au nom du Président de la République et en vertu
des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons chevalier dans
l’ordre de la Légion d’honneur.

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