Imprimer cet article - Envoyer à un ami

Remise des insignes de Chevalier dans l’ordre des Arts et des Lettres à Philippe Harel

Cher Philippe Harel,

Je suis très heureux de vous recevoir aujourd’hui au Ministère de la
Culture et de la Communication. Vous êtes un acteur et un réalisateur
hors norme, aventureux, atypique, qui n’a pas peur de surprendre,
capable aussi bien de faire rire que d’émouvoir le public, conquis depuis
vos débuts par votre audace et votre style. Un style très personnel, qui
s’impose malgré la très grande palette de genres auxquels vous vous
êtes essayé.

Après un an d’études aux Beaux-Arts, vous vous lancez dans le monde
de l’image et du spectacle en travaillant comme cadreur et monteur
vidéo de 1975 à 1985, puis en tant que metteur en scène de théâtre.

Vous réalisez ensuite des reportages télévisés, des films industriels,
des films institutionnels, et des publicités, avant de signer votre premier
court métrage, Tentative d’échec, en 1980, « juste pour savoir, dites-vous,
comment fonctionnait le cinéma ».

Vous avez continué d’explorer les possibilités offertes par le septième
art, avec deux autres courts métrages : Mon inconnue, tout d’abord,
l’histoire d’une quête infructueuse, d’un homme qui part à la recherche
d’une femme croisée au détour des rayons d’une librairie, puis Fin de
série, un polar « pirandellien », dans lequel un héros de film noir tue
l’équipe de tournage pour sortir du film. Deux réalisations à l’image très
travaillée, très sophistiquée, dans lesquelles vous montrez déjà toute
l’étendue de votre virtuosité et de votre ingéniosité techniques.

Mais c’est avec le court métrage Deux pièces cuisine, que vous trouvez
véritablement votre forme, épurée, et en même temps complètement
décalée : vous y peignez la vie d’un couple, dans un petit appartement,
envahi par un éléphant qu’on leur a livré par erreur. Film sur une
situation extraordinaire tournée de façon très réaliste, Deux Pièces
Cuisines remporte de nombreux prix, qui vous permettent d’investir
dans votre premier long métrage, Un été sans histoire, en 1991, né de
votre rencontre avec l’écrivain et scénariste Dodine Herry.

Vous y campez un râleur frustré, maniaco-dépressif, enfermé dans le
quotidien faussement banal de son camping de la Creuse et filmé de
façon hyperréaliste. Lorsque vous le présentez à l’équipe de tournage
au Max Linder, la propriétaire de la salle, qui attendait que vous lui
régliez la location du cinéma, tombe sous son charme et vous aide à lui
trouver un distributeur. C’est Jean-Michel Rey qui s’empare du projet et
crée pour cela Rezo Films. Votre film lui a, semble-t-il, porté chance !

Après le succès d’Un été sans histoire, vous continuez d’explorer la
solitude et le mal-être avec la même ironie douce-amère, en 1994,
L’Histoire du garçon qui voulait qu’on l’embrasse, dans lequel vous
décrivez vos souvenirs douloureux d’adolescent maladroit avec les filles.

Le malaise, le non-dit, l’incommunicabilité deviennent vos champs de
recherche privilégiés, magistralement interprétés en 1995 par Karin Viard
dans votre moyen métrage Une visite, peinture d’une jeune parisienne qui
reçoit ses parents pour un week-end. Vous parvenez à instiller,
délicatement, mais sûrement, un malaise très palpable, par des gestes
apparemment anodins, par des divertissements tout pascaliens, qui ne
parviennent pas à masquer le vide profond des relations que vous
disséquez.

Avec Les Randonneurs, en 1997, vous réussissez à convaincre Benoît
Poelvoorde d’embrasser une carrière d’acteur, pour venir grossir les rangs
de votre expédition de choc au casting remarquable : Karin Viard, une
nouvelle fois, en jeune femme maladroite, paumée, qui rêve au prince
charmant, Vincent Elbaz, éternel adolescent, Géraldine Pailhas, en
maîtresse revancharde, et vous-même, en fiancé hésitant, englué dans
une histoire d’amour passionnelle, à laquelle il n’arrive pas à mettre un
terme. Cette mémorable randonnée que nous avons pu revoir sur nos
petits écrans avant-hier soir, devient un exercice périlleux, susceptible de
se transformer en un huis clos infernal, qui fait ressortir les faiblesses et
les travers de chacun. Vous avez l’art et la manière de plomber
l’ambiance, de façon d’abord tout à fait imperceptible, et d’installer un
malaise grandissant, tout en déclenchant des fous rires irrépressibles. Le
film remporte rapidement un immense succès, et la leçon de marche de
Benoît Poelvoorde, exaspérant de condescendance, devient un modèle
du genre.

C’est d’ailleurs sur le tournage des Randonneurs que vous avez eu l’idée
de réaliser Le vélo de Ghislain Lambert, en 2001. Benoît Poelvoorde y
incarne un héros encore une fois professoral, rigide, obsessionnel et
pathétique, aux rêves démesurés de gloire cycliste.

Vous aviez entre temps exploré un tout nouveau registre, en 1997, avec
La femme défendue, un film intimiste sur l’adultère entièrement tourné en
caméra subjective, qui scrute, épie, et observe les plus petits gestes de la
délicate et envoûtante Isabelle Carré, maîtresse tour à tour heureuse,
rieuse, abattue, souffrante, au gré d’une histoire qui passe de l’espoir aux
regrets. Et si vous choisissez d’offrir aux spectateurs le regard du mari
infidèle, c’est pour mieux lui renvoyer, en miroir, l’image de sa lâcheté et
de ses faiblesses. Vous signez un film profond et surprenant, drôle,
émouvant, et totalement atypique.

L’année suivante, vous vous lancez dans le documentaire, en co-réalisant
avec le journaliste écrivain Denis Robert un pamphlet sur les affaires
politico-financières, épinglant les malversations des grands et petits
patrons, juges, avocats et hommes politiques.

L’année 1999 marque votre retour à la fiction avec l’adaptation
d’Extension du domaine de la lutte. Vous y jouez, aux côtés de José
Garcia, dans le contre-emploi magistral de l’informaticien en goguette sur
les routes de Vendée, le héros frustré, névrosé et apathique du roman de
Michel Houellebecq, qui a lui-même participé à l’écriture du scénario. La
transposition est fidèle, la satire cruelle, les portraits caustiques et
mordants. « Une vie peut fort bien être à la fois vide et brève», assène la
voix off. Et le film qui la dépeint, parfaitement réjouissant.

Après une incursion en 2003 dans le genre policier avec Tristan, dans
lequel vous plongez Mathilde Seignier, alias le commissaire Emmanuelle
Barsac, dans une histoire sombre de serial killer aux rituels macabres,
vous changez radicalement de registre pour vous tourner vers la comédie
romantique acidulée avec Tu vas rire mais je te quitte. Judith Godrèche y
joue une comédienne sexy, légère et pas très maligne, qui, après avoir
enchaîné les sitcoms stupides, les dîners arrosés entre copines et les
hommes à éviter, décide de se prendre en main. Tableau désopilant de la
trentaine esseulée, frénétique et immature, votre dernière oeuvre dévoile
une nouvelle facette de votre art, et ajoute un nouveau personnage à
votre impressionnante galerie de portraits.

Réalisateur de grand talent, vous êtes aussi un excellent
comédien servant vos propres films, mais également ceux d’autres grands
réalisateurs, et notamment Jacques Audiard, pour Un héros très discret,
Pierre Salvadori pour Les Apprentis, dont vous avez également co-écrit le
scénario, et Tonie Marshall dans Vénus Beauté (Institut).

Vous êtes un artiste complet et éclectique, un créateur courageux,
inventif, qui passe d’un genre à l’autre avec la même virtuosité, la même
maîtrise, et joue avec une gamme infinie de sentiments humains, des plus
superficiels aux plus profonds, avec toujours ce style reconnaissable entre
mille, comme un clin d’oeil amusé et distant adressé aux spectateurs.

Cher Philippe Harel, au nom de la République, nous vous faisons
chevalier dans l’ordre des Arts et des Lettres.

Laisser une réponse